Le monde dans tous ses états: DJERBA: LES DERNIERS REMPARTS DE l’ILE

Banc Public n° 164 , Novembre 2007 , Kerim Maamer



Dans l’avion du retour, ma voisine notait les appréciations de son séjour à Djerba. Tout était positif : le temps, la mer, les gens, l’hôtel, le confort… Cependant, elle pointait de manière très négative l’héritage culturel et le patrimoine historique. L’appréciation objective ne pouvait empêcher chez l’authentique îlien un sourire de regret. Il y a cinquante ans, Djerba était connue pour son inconfort et son abord inhospitalier, malgré un prestigieux patrimoine historique, culturel et social qui était le génie du Djerbien. Les progrès ont changé la donne. L’île est urbanisée, confortable, ouverte aux affaires tandis que les dégradations faites à son environnement risquent d’abîmer irrémédiablement son patrimoine et sa beauté naturelle.

 

SCHEMA URBAIN

Parmi toutes les îles de la méditerranée, Djerba est unique. La vie civile n’y est ni citadine, ni bédouine tandis que le tempérament y est mi-citadin, mi-bédouin. Djerba se démarque du schéma urbain où de grandes villes, réputées pour leur lieu de concentration du pouvoir politique et économique, s’organisent autour d’une place ou d’un lieu de culte. Les principales villes de «Houmt-Souk» et de « Midoun » ont connu une croissance récente. Autrefois, elles constituaient de petits bourgs, « lieux du marché » hebdomadaire comme leur nom l’indique où, peu à peu, des commerces se sont sédentarisés. L’Etat a contribué à la structuration de la vie urbaine tandis que la vie citadine ne s’est imposée que récemment. De nombreux départements publics ne sont toujours pas représentés dans l’île. La population avait une faible tradition de responsabilité publique, tandis que l’intérêt public était inscrit dans la responsabilisation individuelle des communautés, par une décentralisation naturelle liée à la ruralité, à l’homogénéité des modes et des règlements de vies.

La position privilégiée de la cité est récente. Pendant longtemps, les institutions de productions essentielles (ferronneries, huileries, fours…) étaient établies dans les campagnes environnantes. Près de leurs manoirs, dans leurs campagnes, les Djerbiens avaient leurs mosquées, leurs annexes d’études où même les registres officiels étaient tenus dans les mausolées locaux. Les Djerbiens étaient des ruraux, qui se déplaçaient rarement vers les bourgs, sinon la capitale. En revanche, les profession­nels sillonnaient les campagnes pour offrir leurs services. Cette manière d’organiser le commerce renforçait le maillage social et instituait ce mode de vie de professionnels itinérants.

HABITATIONS SECURITAIRES

Les habitations de Djerba ne correspondent pas au schéma classique de maisons concentrées dans un village ou dans une cité, avec une institution publique chargée de sécurité collective. Les anciens construisaient des manoirs fortifiés dans leurs campagnes, très éloignées les uns des autres, pour faire face aux attaques, éviter les ingérences ou les risques de massacres collectifs tels que ceux évoqués par les Siciliens.

Le «menzel de Djerba» est l’archétype de l’habitation, entourés « tabias de barbarie », qui définissaient les frontières du domaine privé. Les tabias sont de hauts murets en terre, recouverts de plantes épineuses, fleuris d’agaves et de hampes de cactus, caractéristiques du paysage de Djerba, qui s’élevaient sur quatre à cinq mètres. De petites ouvertures permettaient le passage, dissimulé avec les autres sentiers.

Bien que l’architecture ait des similitudes avec le modèle méditer­ranéen, les habitations de Djerba sont des petits palais, appelés «houchs». Des édifices blancs, avec de hauts remparts, bâtis de pierres sur un plan identique, en carré ou en rectangle, autour d’une cour centrale à ciel ouvert comme principal lieu de la vie domestique.  Des chambres surélevées, ouvertes aux quatre vents pour l’été et des chambres d’intérieur avec des coupoles pour l’aération naturelle. De robustes constructions, avec de larges murs de pierre, des chambres d’hivers coupées du vent et de l’humidité; les pièces sont construites en longueur et des nivellations sur les murs pour servir de meubles La largeur des pièces ne dépassant pas les 2,50m, en raison la limite des palmes utilisées pour la fabrication des toits.

Ces manoirs aux édifices solides sont d’un savoir faire ancestral, réalisés au moyen d’un faible outillage, et n’utilisent que le matériel local (pier­res, palmes, chaux). Chaque Houch est conçu pour être autonome, disposant de ses pleines ressources. Les pentes dégradées de l’édifice permettaient de ruisseler les eaux de pluies vers la « fasquia », sorte de réserve souterraine qui fournirait l’eau potable pour la consommation quotidienne. Des greniers de survie, des réserves, des jarres d’huile, des vergers… et aussi des armes pour la défense, essentiellement des cabous, qui depuis longtemps ont été liquidés par les antiquaires.

Cette conception de la vie et de l’habitat est pensée tout autant pour la sécurité que pour la protection de l’intimité. Elle reflète une caractéris­tique préventive, sécuritaire et autono­me du patrimoine humain qui permet de comprendre l’esprit djerbien. En parvenant à satisfaire ses besoins vitaux, associés aux préoccupations de la sécurité et de l’organisation autonome de la vie familiale, le Djer­bien pouvait s’éloigner de sa demeure et ouvrir un commerce autonome au-delà de tous les lieux de l’Afrique du Nord. Ce mode d’organisation d’un rural, mi-bédouin, mi-citadin, forgera la mentalité du Djerbien itinérant, qui démontrera de ses aptitudes dans le commerce, l’industrie et la finance.

Lorsque le commerçant s’embourgeoi­sa dans l’entreprise, la vente en gros, le contrôle des rênes de la production et de la finance, il fit rappel à sa famille qui migra vers le confort des lieux de concentration urbaine de Tunis, Paris ou New York. Le Djerbien appartient à une diaspora qui n’oublie pas son île. Chaque année, il revient à Houmet El Souk, vêtus de sa traditionnelle blouse grise, sans autre signe visible de richesse que… la Mercédès ! Paradoxalement, les demeures centenaires sont négligées. Le guide du routard a noté cet état d’abandon de magnifiques manoirs. Ce paradoxe mériterait que l’on s’y intéresse.

SAUVEGARDE DES MANOIRS

Ces demeures sont de petites forteresses, dénommées, comme on l’a vu, des «houchs». L’entretien en est tellement onéreux que nombre d’entre eux ont été négligés, oubliés ou abandonnées par les leurs; parfois squattées par des gens qu’on ne pouvait exclure; dévitalisés ou carré­ment spoliés par des récupérateurs de pierre qui oeuvrent sans nier leur pillage. Pourtant, il est dans l’intérêt collectif, tant historique et culturel que paysager de protéger ce patrimoine humain. Il appartient aux pouvoirs publics de mesurer l’impor­tance de ces anciennes demeures, de les répertorier, de plaider pour leur sauvegarde, d’encourager leur préservation, d’autant que nombre de ces «houchs» appartiennent à de grandes familles, enrichies dans les villes continentales.

Le néo-Djerbien préfère construire selon des normes économiques, sans se soucier ni de l’utilisation des sols arables, ni de l’art traditionnel. Le style architectural typique de Djerba n’est plus le modèle. Pourtant, la législation locale est stricte en matière urbanistique. Certaines terres sont référencées par leur nombre d’oliviers, arbre sacré qu’il est strictement interdit de couper. Seuls les héritiers peuvent construire sur une surface inférieure à 2.500 hectares. Alors, les règles sont manipulées par les affairistes qui utilisent la surface, non pas pour préserver le verger agricole mais pour y bâtir trois constructions économiques dans un style et une architecture totalement étrangère à l’île. La location éventuelle apparaît à leurs yeux comme l’investissement le plus rentable, bien que ces maisons soient vides quasiment toute l’année. Chacun fait ce qu’il veut avec l’intérêt du lucre pour seul dénominateur commun. Ces résidences secondaires, vides ou mal entretenues, occupées les seuls mois d’été ne sont soumises à aucun impôt ou taxes.

Des espaces strictement proscrits à la construction ont vu s’établir de grandioses maisons, étrangères au style local. Pendant longtemps, le cahier des charges de construction était restrictif. Mais les affairistes ont bataillé avec l’administration, interpré­té à leur guise, se sont autorisés à construire en dehors des réglementa­tions. Le schéma conduc­teur n’est pas respecté, mais l’imitation devient la règle. Face aux abus et au fait accompli, les autorités communales sont d’une extrême tolérance à l’image de la tolérance qui caractérise cette île. Or, il y a un rapport public à définir clairement.

SAUVEGARDE DES PAYSAGES

Les «tabias» appartiennent à une vieille tradition, définie aussi dans les lois urbaines. Ces haies recouvertes de plantes épineuses ont été établies depuis des centaines d’années. Elles définissent les limites entre les propriétés et tracent un dédale de sentiers. Concourent indubitablement à l’élargissement des sentiers et à la destruction des tabias… nos contraintes modernes pour amener l’automobile au pied de la porte, accéder aux progrès avec ses exigences d’investissement collectif pour les routes, l’aménagement de l’électricité, l’apport des canalisations, la prétention d’hygiène…. Les der­niers remparts d’une époque historique vont disparaître du paysage de Djerba. Le coup de grâce est donné par des propos rapporté du Président de la République qui aurait donné l’avis de remplacer les tabias par des murs…

Les Tunisiens se félicitent du progrès des infrastructures (bacs, routes, canalisations, électricité) qui ont permis de percer les mystères de Djerba. L’île n’est pas inhospitalière! Bien au contraire, elle est ouverte aux affaires, à l’immigration et à l’établissement… mais au prix de la perte de son cachet exceptionnel, et de la mise en péril de son harmonie.

 


Kerim Maamer

     
 

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