LA PROTECTION DES MINEURS (1)

Banc Public n° 72 , Septembre 1998 , Serge KATZ



De la «puissance paternelle» à l’ «autorité parentale» (loi du 3 janvier 1972), de l’antique droit romano-germanique de vie et de mort à la notion moderne d’enfance en danger, il est certain que le droit, en matière de protection des mineurs, s’est fort «civilisé». Cela veut dire qu’au fil des âges, il est passé du droit pénal au droit civil. Dans le même temps, tandis qu’on le tenait autrefois pour un petit adulte, l’enfant, pourvu qu’il soit bien né, se voyait accorder une personnalité spécifique. Aujourd’hui, le mineur semble appelé à devenir un véritable sujet de droit, du moins de droit social. Du pénal au civil, du civil au social: c’est très bien, direz-vous, le droit se socialise. Ou bien, est-ce la société qui compromet le judiciaire?

Dans les numéros précédents, on a examiné comment la récente «déformalisation» («dérégulation», «désubstantialisation») de la norme juridique, comme réponse aux mutations sociales, avait mené à l’avènement de procédures de médiation-négociation visant à éviter le tribunal. On a vu comment, par un effet pervers du «management» des litiges, le rôle «formaliste» du juge s’est vu quelque peu effacé par l’action publique et toute une séries de professionnels du secteur médico-social. Par ailleurs, on a pu constater qu’une «déjudiciarisation» pouvait cacher une «surpénalisation» par l’élargissement d’un «champ pré-pénal» sous prétexte de «prévention» et par l’interprétation pénaliste d’un terme de droit civil: le «danger». Bref, on a perçu l’ambiguïté car «être en danger», c’est parfois aussi «être dangereux».

Or voilà: la notion de «danger» demeure capitale pour l’actuelle protection des mineurs (art. 375 et suivants du Code civil), puisque le simple fait d’être considéré comme «en danger» conduit à une mesure judiciaire et, le plus souvent, à un placement. Pourtant, la protection de la jeunesse n’est-elle pas, par principe, l’une des matières les plus «déjudiciarisées»? Car tandis que celle-ci s’arme d’un droit «déformalisé», la médiation familiale, quant à elle, restaure le rôle du juge comme garant de la norme formaliste du droit. Traitant des alliances et filiations, le droit civil opérerait-il avec deux poids, deux mesures ? On ne saurait répondre, du moins avant d’examiner l’évolution de deux notions qui se croisent: celle de l’enfant et celle de la famille...

Ils se marièrent et ils...

Au risque de ne rien apprendre au lecteur, je rappellerai que la famille biparentale monogamique est une invention récente puisqu’elle date de moins de deux siècles à la faveur du développement de la bourgeoisie libérale. Auparavant, et à l’occasion de la mortalité élevée des femmes et des enfants, la famille est le plus souvent monoparentale dans la mesure où la puissance paternelle est exercée sur les rejetons issus de différents lits. Quant à la garde des enfants, elle est assumée par de nombreux acteurs familiaux et extra-familiaux, sans nulle protection puisqu’ils ne sont pas traités différemment des adultes. Il fallut pour cela d’abord que
l’accumulation des richesses permette un investissement en dehors du champ familial et, par retour, sa protection au sein de l’institution civile du mariage. Le bon vieux «Code Napoléon» qualifie les mineurs d’ «incapables» juridiques parce qu’ils sont dans l’incapacité de contracter. Mais encore: contrairement à la loi ancienne, l’enfant n’est plus considéré comme un adulte miniature, dont on atténue la sanction pénale par des causes d’excuse, mais comme un être à part entière, une «personne», reconnue par le Code civil et protégée par la puissance paternelle héritée du droit romain.

Tout cela, on va le voir, n’est évidemment pas suffisant pour faire une protection civilisée moderne. Il fallut encore que la diminution des attributs de la patria potestas se traduise par la mutation des prérogatives du père en droits-fonctions, de sorte que l’État se confère bientôt un droit d’ingérence dans la famille afin de protéger l’enfant. Qu’entre-temps l’on assiste à un déplacement du centre de la famille du mariage à l’enfant ne fait aucun doute. Or, le droit social s’est toujours greffé sur l’intervention contraignante vis-à-vis des jeunes. Que le mineur ne puisse contracter ne l’empêche pas, bien au contraire, de travailler, puisque le premier Code le permet, en accord avec le droit romain, à partir de l’âge de sept ans. Le travail des enfants est interdit à la in du XIXe siècle sous la pression du mouvement ouvrier. Mais les seules mesures sociales destinées aux mineurs restent l’apanage des patronages et autres oeuvres de bienfaisance. Ce n’est qu’en 1912, et sur l’exemple des États-Unis, que la loi voit l’émergence d’une véritable «protection de la jeunesse» avec un droit particulier pour les mineurs délinquants et vagabonds ainsi que la création d’une juridiction spéciale pour appliquer ce droit. Simultanément, se trouve officiellement posée la question de la surveillance, de l’assistance éducative et des mesures sociales. Enfin, après la dernière guerre, et à la faveur des progrès en psychologie, l’existence d’un «danger» physique ou moral encouru par l’enfant suffit pour justifier l’intervention publique.
Ce que ceci démontre, c’est que l’importance accordée à la personne de l’enfant augmente avec la part dévolue au droit social en matière de mineurs, tandis que la puissance paternelle se morcelle en de nombreux acteurs. Dans ce qui suit, on verra que l’investissement social de l’enfant existe en germe dès notre premier Code civil, et que loin d’altérer la puissance paternelle, elle y supplée sur le modèle de l’hôpital.


1835 : le mineur et l’épidémiologie


En matière de Droit civil, le modèle français a inspiré le législateur du tout jeune royaume de Belgique. Les prérogatives de la puissance paternelle sur la personne de ses enfants sont réduits au «droit de correction», distingué de la «maltraitance» par ailleurs punie pénalement (art. 375 Civ.). Ce «droit de correction» trouve sa pleine application dans le droit de faire détenir un certain temps le mineur dans une maison de correction. La puissance paternelle s’assimile donc au droit de détention sans aucune mesure judiciaire (en aucun cas il ne peut y avoir aucune écriture ni formalité judiciaire, excepté l’ordre d’arrestation, dans lequel les motifs ne doivent pas être énoncés (art. 378)). Par ailleurs le père doit payer les frais de la détention (art. 378)), car «les erreurs des enfants doivent être étouffées dans le sein des familles» (1).
Or ce sera ce même droit de détention qu’appliquera l’action publique aux mineurs sans tutelle - enfants trouvés, abandonnés ou délaissés - par le placement en hospice (Décret du 19 janvier 1811). Pour pallier au manque présent d’institutions de ce genre, les plus pauvres seront mis en pension chez des cultivateurs et artisans jusqu’à l’âge de six ans (2). Dans tous les cas, quitter l’hospice ne peut mener qu’au contrat d’apprentissage et au travail dans des fabriques et manufactures (art. 2 et 10 à 20). En outre, tout enfant à charge de l’État est à tout moment à la disposition de celui-ci, et plus particulièrement du ministre de la marine (art. 9 et 16). Le Droit civil opère, on le voit, un glissement de la puissance paternelle de la punition corporelle à la détention civile. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier organe de protection de la jeunesse est destiné aux mineurs vagabonds.
Toutefois, cette détention n’est plus «correctionnelle». C’est l’aspect de «protection» et d’ «éducation» qui est maintenant mis en avant pour «ces innocentes victimes (qui) ont pour mère la pitié de la société tout entière et pour protecteur l’État» (3).

Peu de mesures sociales dans tout cela il est vrai. Toutefois, elles existent: soit elles sont laissées à l’initiative privée de bienfaisance par voie de tutelle officieuse (art. 360 à 370 Civ.), soit elles apparaissent dans le contrôle des commissions administratives des hospices. Comme tout tuteur (sauf officieux) est contrôlé par un subrogé tuteur nommé par le conseil de famille (art. 423-424 Civ. entre autres), les hospices sont contrôlés par l’État. Mais quant à savoir qui l’État mandate pour ces contrôles, le législateur semble hésiter entre le maire (art. 13), un commissaire spécial, et «les médecins et chirurgiens vaccinateurs ou des épidémies» (art. 14). L’État délègue donc son plus haut pouvoir de contrôle de la puissance paternelle à la médecine sociale en matière de protection de «ses» mineurs. Par ailleurs, la médecine moderne n’est pas née de la médecine privée mais précisément des hôpitaux de cette médecine sociale qui, à l’origine, en ces temps d’urbanisation misérable et incontrôlée, se confond avec l’épidémiologie. C’est bien là une mesure de protection civile contre le «danger» d’un mauvais traitement (4) ou d’une perte d’état héritée de la débauche des parents (cf. les enfants adultérins et incestueux bien qu’ils gagnent la permission du nouveau code d’accéder aux emplois civils et militaires, demeurent, en matière de protection, ignorés du code civil (5)). Mais c’est aussi et surtout une mesure de défense sociale qui permet la surveillance de lieux précis susceptibles de devenir de dangereux foyers d’épidémie.
Il est vrai que toutes les mesures sociales, qu’elles soient issues des pouvoirs publics ou des associations privées, sont, dès cette époque, fondées sur la notion d’hygiène physique et mentale, à la faveur de la montée en puissance des nouvelles sciences humaines. Sociologues, psychologues, anthropologues et médecins sociaux remplacent peu à peu l’Église pour la gestion des minorités, non seulement civiles mais aussi sociales, qui apparaissent lors du processus d’industrialisation. Leur objet demeure toutefois le même, puisqu’il s’agit de défendre l’ordre social, familial et biologique contre les penchants naturels dont sont victimes les non rentables: mineurs désoeuvrés, travailleurs en chômage, femmes esseulées, ou - pour reprendre un terme de criminologie moderne - les personnes "désaffiliées".



Serge KATZ

     
 

Biblio, sources...

(1) Vésin, Rapport sur la loi relative à la puissance paternelle, cité in M.A. Magnin, “Traité des minorités, tutelles et curatelles de la puissance paternelle, des émancipations, conseils de famille, et plus généralement des incapacités qui naissent de ces diverses situations”, Bruxelles, Librairie de jurisprudence de H. Tarlier, 1935
(2) (id. art. 7 à 10)
(3) (id. art. 7 à 10)
(4) (ibid.175)
(5) (Ibid.518)

 
     

     
   
   


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