JASMINS DE LA MONDIALISATION

Banc Public n° 197 , Février 2011 , Kerim Maamer



L’immolation par le feu d’un jeune désespéré provoqua la révolte d’un peuple entier, la fuite de son Président de la République, une contagion aux pays arabes, soulevant des foules contre leurs gouvernants. La révolution tunisienne du 14 janvier 2011 modifia le rapport des gouvernants avec leurs gouvernés. Elle fut paradoxale¬ment portée par la bourgeoisie et la population éduquée, ne revendiquant pas des améliora¬tions sociales mais le rejet du système. Outre les particularités locales - étincelle Bouazizi et saga Trabelsi - les causes profondes de la révolution sont mêlées à des contradictions de forces des «ciseaux de la mondialisation» qui interpellent le monde sur l’idéologie économique dominante. Cette révolution du peuple porte les valeurs universelles de l’indivi¬du, de la démocratie et de la laïcité. C’est encore l’explosion culturelle de talents et d’expressions de libertés qui appellent à une vision nouvelle du monde occidental sur le monde arabe et musulman.




Le problème de la succession

Dans les pays arabes, la question de «succession de pouvoir» est une nébuleuse entre les mains du «prince». L’idée d’un contrat déterminé, sanctionné par un choix du peuple, n’a pas convaincu nombre de chefs d’Etats, qui s’étaient habitués à des règnes permanents, ne lâchant leur pouvoir qu’à la suite de décès ou de coups d’Etat. Comme les monarchies d’ancien régime, la pérennité devait assurer continuité du régime et de la politique. Or, les motivations ne sont-elles pas aussi d’ordre personnel? liées aux délices du prestige d’un haut siège? à la prétention de ne pouvoir trouver de successeur convenable? à la crainte de désaveu ou de vengeance? … Le peuple tunisien a inauguré une nouvelle manière d’agir: «dégage…»
L’étincelle vient d’un marchand de légumes d’un coin reculé de la Tunisie, qui s’est immolé. L’évènement va produire une révolution inédite dont les effets font trembler les dictateurs. Mohamed Bouazizi vendait ses produits sur la place du marché, sans disposer d’une carte de commerçant ambulant. La méconnaissance ou la rigueur de la réglementation administrative, l’intérêt collectif ou la concurrence des marchands légaux, la contestation ou le refus de payer un bakchich intermédiaire… ont mis le jeune homme dans l’impasse. Un ordre de police lui ordonna de «dégager»… On connaît la suite. C’est le grand maître de Carthage qui «dégagea».

Le jeune homme était diplômé sans travail et sans perspectives. Il avait réussi un cursus universitaire pour mieux satisfaire la collectivité. Voilà que la société «ne peut» aider le nécessiteux qui tente de s’en sortir! Paria de la société - esclave de lui-même - hors classe de l’élite à laquelle il pouvait prétendre - voici qu’il est même exclu de la débrouillardise d’un «sans sous». Il brûla son corps. Et il le fit devant le Palais du gouverneur, pour dénoncer le mépris de son être. Le geste d’immolation, peu connu dans la culture islamique, provoqua un émoi terrible en Tunisie et dans l’ensemble des pays arabes. C’est que les sentiments de Bouazizi étaient partagés par nombre de gens, de toutes le couches sociales, de tous les pays. De pareils gestes d’immolation se sont reproduits en Algérie, en Egypte, en Mauritanie, en France… Ces gens voulaient aussi exprimer leur détresse. Des mouvements de révolte spontanés s’ensuivirent en Algérie, au Yémen, au Soudan, en Jordanie, à Gaza. La pression contre les gouvernants conduisit à des remaniements ministériels, voire des changements de régimes. En Egypte, le plus imposant des pays arabes, un million de personnes sont appelées à manifester le 1er février, avec une revendication principale: «Moubarak, dégage». Il n’est même pas question d’attendre huit mois les élections. Les évènements montrent un pays qui arrête de travailler; une armée qui refuse d’intervenir; une  secrétaire d’Etat américaine qui s’ingère dans les affaires intérieures et pousse son allié vers la sortie.

La révolution tunisienne

D’origine rurale, la colère s’imposa à l’ensemble de la société tunisienne. La contestation ne portait pas sur des revendications sociales mais la volonté immédiate et déterminée d’un changement de régime. La population dans son ensemble, soutenue par la bourgeoisie, les avocats, la classe éduquée, la jeunesse active ou désoeuvrée… s’unissait dans un consensus rarement vu, pour le renvoi du président et la destitution du régime de parti unique qui gouvernait la Tunisie.

Les frustrations envers le régime de Ben Ali étaient nombreuses. Les mécontentements concernaient toutes les catégories sociales. Depuis longtemps, intellectuels, auteurs, artistes ont dénoncé les atteintes aux libertés d’expression. Les industriels critiquaient la destruction des capacités de production et la pression fiscale. La paysannerie peinait à satisfaire les besoins alimentaires, sans gagner de retours économiques. La classe moyenne aspirait à la vie qu’elle ne parvenait plus à assurer. L’appareil d’Etat n’était pas à l’abri de critiques internes. Les cadres publics voulaient un droit de contrôle et d’autocritique sur l’administration. Les désespérés criaient leur rage devant les impasses de vie, le coût la de vie, l’amertume de la vie. D’autres critiques venaient des défenseurs du patrimoine, de l’élégance, de la rationalité, de la morale, de la justice… Les fruits de la colère étaient bien mûrs. L’étincelle déclenchera l’insurrection.          →
A la tête du mouvement, l’étonnante contribution des avocats et de la jeunesse. Depuis un certain temps, cette corporation était au bras de fer avec la magistrature et l’Etat. De vifs mécontentements se sont exprimés sur les conditions d’exercice de leur métier. Les avocats en arrivaient à douter du Droit et de l’idéal de justice. Les atteintes aux libertés civiques les ont transformés en assistants sociaux et en militants des droits de l’homme. Cette confrontation a rodé leur résistance. Dès le début de révolte, en première ligne des manifestants, les avocats en toge dénonçaient fermement les abus de l’Etat.

La jeunesse, sans structures et sans appartenances, contribua spontanément à la canalisation du mouvement afin qu’il ne sombre ni dans l’anarchie, ni dans le pillage. Des milices de vigilance de quartiers s’organisèrent pour protéger les habitants du chaos.

Les régimes du monde ont vanté force et espoirs de leur jeunesse, l’intérêt de la former pour contribuer au développement économique, etc. La Tunisie n’échappait pas à ces éloges du discours. Lorsque le produit d’espoir arrive à maturité, il se découvre abandonné à lui-même. Munis de bonne volonté, ils consacrent leurs énergies «chaotiques» pour des activités de gagne-sous. Les formations de l’éducation paraissent inadéquates aux pratiques de la vie économique – quasi inexistantes les structures collectives d’encadrements, d’information, d’accompagnement et d’insertion pour la formation, la vie professionnelle, le sport et la culture - l’accès aux métiers et à la vie professionnelle ne sont ni définis, ni protégés. La rigidité des règlementations et leur inadéquation poussent au chaos qui contrevient à l’intérêt collectif et accroît les dommages futurs… Dans un contexte planétaire barricadé, les gouvernants devront trouver des solutions pour gérer les anxiétés existentielles de cette jeunesse.

Les «ciseaux de la mondialisation»

La révolte tunisienne est l’expression d’une crise profonde, concernant les bases de l’économie. Le malaise des hommes est lié à la transformation du monde et de ses rapports économiques. Les besoins ne sont plus en cohérence avec les capacités de la nature et les capacités de production. La monétarisation a pris le pas sur la nature, faussant dangereusement la valeur des choses. La hiérarchie des besoins s’en est trouvée modifiée au point qu’elle dérègle l’équation de consommation et du pouvoir d’achat. Ces perturbations affectent l’équilibre vital, autant dans le foyer et l’estomac que dans le mental de l’homme.

Les «ciseaux de la mondialisation» ont frappé un bon élève du modèle libéral. Le pays donne une image de réussite, d’appréciables indicateurs économiques, qui permettent à la Tunisie de jouir d’une bonne réputation internationale, d’obtenir des prêts pour ses projets infrastructurels... Ce «miracle économique» aurait dû construire une image positive du Président. Or, ce n’est pas le cas. Le système national est saboté par une politique mondiale qui i) sacrifie la production locale, ii) accentue la dépendance du pays et iii) détruit les potentialités naturelles.

Les classes laborieuses de l’industrie, de l’artisanat, de l’agriculture et de la pêche ont été fortement touchées. A l’exception de quelques industriels profitant d’un monopole, les manufacturiers ont subi la concurrence de la Chine. Ils ne parviennent plus à écouler leurs marchandises sur le marché local, à nourrir les familles, ni même à contribuer au  financement de l’Etat.

La libération des marchés permet  à l’Asie de vider ses stocks. Les prix ne correspondent plus aux coûts de production, mais aux rapports internationaux. Le  déplacement des lieux de production a une logique économique. Cependant, il promeut les activités de l’échange aux dépens de la production, du commerce aux dépens du salaire. Il implique de sévères conséquences pour les pays pauvres et leur modèle culturel. En Tunisie et ailleurs, divers secteurs manufacturiers ont été abandonnés. Un secteur informel, d’intermédiaires de commerce ou vendeurs ambulants, a envahi les rues de toutes les villes, survivant de recettes journalières, irrégulières et insatisfaisantes. Le bakchich de tolérance dessert encore l’Etat.
La crise de production se double d’un besoin de nourrir l’appareil d’Etat et son budget croissant. Alors que les industries locales sont au bord de la faillite, l’Etat accentue sa pression fiscale sur les entreprises légales pour satisfaire ses obligations budgétaires. Les mesures budgétaires «Made in FMI» font supporter l'inflation des matières de base, sur une classe moyenne, qui augmente et s’appauvrit en même temps. Une crise financière à la «grecque» menace l’équilibre, la continuité et peut-être l’existence de l’Etat tunisien.

La nécessité de l’export déstabilise les ressources naturelles du pays. Un exemple frappant est celui des ressources de la mer. Les intérêts de l’export encouragent l’exploitation,  qui propulse les prix à la hausse et encourage le pillage de ressources difficilement renouvelables. Le poisson est devenu inaccessible pour un peuple de la mer! La pression des intérêts et l’absence de politique de préservation de ces ressources feront disparaître l’activité, tout comme diverses espèces ont disparu, tout comme disparaîtra le poisson de Tunisie.






Kerim Maamer

     
 

Biblio, sources...

Dans les prochains numéros nous évoquerons  la politique économique – la saga des Trabelsi – le  bris des verrous – l’éclosion culturelle.

 
     

     
 
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