TUNISIE (2e partie): AUX SOURCES DE LA COLERE

Banc Public n° 198 , Mars 2011 , Kerim Maamer



Président de la Tunisie Zine el Abidine Ben Ali prit le pouvoir en 1987, à la suite d’un «coup d’Etat médical». A cette époque, la Tunisie vivait une période difficile. Les années de fin de règne du combattant suprême Habib Bourguiba avaient été pénibles. La présidence était tenue par une personne vieillissante, quasi-sénile, assumant difficilement des décisions objectives et rationnelles. La fonction du pouvoir en Tunisie s’était fortement affaiblie pour ne pas dire infantilisée. Les problèmes de succession étaient clairement posés – les menaces internes et externes réelles, la stabilité du pays menacée, la situation socio-économique au plus bas… La population tunisienne vivait le même malaise, qu’elle vivra après les 23 années de règne de Ben Ali. Habib Bourguiba nomma Premier ministre Zine el Abidine Ben Ali, homme à poigne, qui avait fait carrière au ministère de l’intérieur. En occupant ce poste, Ben Ali destitua son président sur la base de sept certificats médicaux qui considéraient Bourguiba incapable de gouverner. Il assuma donc la fonction présidentielle, alors que juridiquement, l’incapacité définitive déléguait ce pouvoir au président de la Chambre. Les Tunisiens ne se posèrent pas de questions juridiques, heureux de cette tranLe peuple tunisien acceptait cette concession par intérêt pour la transition démocratique. Mais Ben Ali poursuivit de nouveaux mandats, modifia la Constitution pour briguer un cinquième mandat et être élu à 96% des votes. S’il s’était arrêté à ses deux premiers mandats présidentiels, voire trois, Ben Ali serait demeuré un héros pour le peuple tunisien. Le zèle de l’excès le perdra. Comme son prédécesseur qui avait renversé la dynastie des beys, Bourguiba devint Président à vie, et Ben Ali poursuivit cette tradition de complaisance à l’omnipotence du pouvoir. Il a fallu lui dire «Dégage», une chute, doublée de l’exil, particulièrement douloureuse pour lui.

La politique de Ben Ali

La stratégie politique de Ben Ali n’est pas le produit d’une réflexion au sein d’un « think thank », définie à l’avance, avec une planification et une organisation du projet. Elle est l’initiative d’adaptation que l’expérience nous permet d’esquisser :
i) Sur le plan international, il modifia les alliances traditionnelles de la Tunisie, préférant se porter plus sur Washington que sur Paris. Avec l’Europe, c’est un contrat associatif, qui paraît plus intensif mais réellement commercial et coopératif. Ben Ali implique plus la Tunisie sur la scène arabe et islamique.
ii) Sur le plan économique, il adopte une politique de libéralisme total, d’un «laisser-faire», quasi anarchiste, destructeur des règlementations de protection et de préservation.
iii) Il appuie son action par une propagande d’orgueil nationaliste ou identitaire, avec un intérêt de visibilité, iv) doublé d’une politique sécuritaire et autoritaire, qui concerne plus les petits délits que les mafias organisées.

Les alliances

Lorsque Ben Ali prend le pouvoir en Tunisie, le gouvernement français fut l’un des rares à s’interroger sur la légitimité de cette transition. Attitude qui déplut au président tunisien. Les relations franco-tunisiennes n’étaient pas au mieux dans ce gouvernement de cohabitation. Ben Ali modifia les stratégies d’alliance. Aux dépens de Paris, il espérait un rapprochement d’axe avec Washington. Depuis longtemps, les Etats-Unis souhaitaient l’établissement de bases militaires en Tunisie pour leurs interventions en Méditerranée et en Afrique du Nord. D’intenses négociations avaient été entamées depuis les années 60. Les intérêts stratégiques étaient autant militaires pour l’interventionnisme américain, que coopératifs pour la formation, la sécurité, la stabilité et l’investissement. Le président Bourguiba avait refusé les bases militaires qui porteraient atteinte à la souveraineté nationale. La proposition d’accords de coopération militaire donnait un nouvel intérêt aux préten¬tions américaines auxquelles répondit favorablement le président Ben Ali, puisque l’intérêt essentiel était de sécurité, et de sécurité internationale.

Dans les relations avec la France, Ben Ali toucha à la francophonie et à la francophilie de la Tunisie. Une de ses premières initiatives fut de diminuer le poids de la langue française dans les textes officiels. Une nouvelle loi supprimait le privilège de la langue de Voltaire dans l’interprétation des lois nationales. Puis, la règle imposait  l’arabe dans les documents officiels, les représentations, les publicités, le panorama visuel... les commentaires en français à la télévision furent traduits en arabe. L’alphabet latin disparut des écrans et du champ visuel. Les panneaux d’indication et de sécurité routière étaient réalisés dans la seule langue arabe, sans considéra¬tion pour les normes internationales ! Une ineptie pour un pays ouvert sur le tourisme, qui reçoit des millions d’automobilistes étran¬gers. Ben Ali a fortement imprégné l’arabisme dans le panorama visuel de la Tunisie et a fait diminuer le multilinguisme naturel. Apparemment sans opposition.

Le projet d’arabisation est antérieur à Ben Ali. L’ancien Premier ministre Mohamed Mzali s’était déterminé à arabiser l’enseignement, pendant que sombraient l’économie et les finances. Les ambitions sincères étaient de contribuer au bilinguisme qui faisait la gloire des cadres du collège Sadiki. Or, l’arabisation négligeait les apports culturels et universels qui transitaient avec la francophonie.

Autre point de divergence avec son prédécesseur, la politique arabe de la Tunisie. Habib Bourguiba ne voyait pas d’utilité à s’y impliquer. Il ne voyait pas d’un bon ½il les mouvements de nationalisme arabe en Egypte, Syrie, Libye et Irak. Il s’inquiétait des fondamentalismes religieux au Moyen Orient, en Arabie saoudite, au Yémen et au Soudan. Il avait essuyé les pires dénigrements pour avoir émis des opinions de paix en Palestine et en Jordanie. Ses échecs l’avaient fait se désintéresser du monde arabe et Bourguiba ne mit le pied dans aucune des conférences arabes. En revanche, le président Ben Ali trouvera plaisir à y représenter son pays. Il fut chaleureusement accueilli parce que l’histoire montra la pertinence de l’avis tunisien. Le pays est aussi une référence appréciée dans le monde arabe. Il s’agit maintenant d’apprécier les convergences, de la Tunisie envers le monde arabe, ou du monde arabe sur la Tunisie !

Identité sociale

Dans les années 80, les menaces islamistes étaient inquiétantes. Bourguiba leur vouait une haine féroce, estimant qu’elles représen¬taient des forces rétrogrades contre lesquelles il engagea toute son action politique. Il les aurait combattues jusqu’à l’extrême atteinte aux droits de l’homme. Lorsque Ben Ali lui succède, il fait le choix de l’amnistie. Dans le même temps, il répondait à leurs exigences de «musulmans». Les alcools disparaissent des banquets officiels. Les heures de prêche s’imposent dans les programmes TV. Les mosquées se multiplient. Les muezzins appellent aux prêches… En fin de compte, la religion s’imposa dans la vie civile. La pression a fait gagner les positions islamistes sans que ceux-ci ne gouvernent.

Ben Ali développe un populisme nourri «d’islam » et «d’arabisme », qui rassure le peuple tunisien, aux dépens de la laïcité et de l’histoire. Il plaisait à quelques esprits, sans satisfaire aux intérêts d’un peuple éduqué. Parmi les exemples, la construction orgueilleuse d’une mosquée sur les hauteurs de Carthage devrait faire briller la religion dans ce lieu de l’histoire. La mosquée aux dépens du théâtre, la religion aux dépens de la culture... peu importe de sacrifier la jeunesse, l’extension du théâtre de Cartage.

Ce désintérêt pour l’histoire est plus dramatique qu’il ne paraît. Les découvertes archéologiques ne sont pas considérées comme des trésors exceptionnels. Les propriétaires n’annoncent pas leurs découvertes par crainte d’être dépossédés de leur terre.

Peu importe que des traces archéologiques soient anéanties. D’ailleurs, elles ne mettraient en valeur que le passé païen ou chrétien de Carthage. Nombre de bâtisseurs ont construit sur des ruines. Ils ont préféré taire les découvertes de ruines et rebâtir sur les sites plutôt que d’informer les autorités. Ces pertes définitives effacent les traces d’une des civilisations les plus riches et les plus diversifiées.

L’impopularité de Ben Ali

Ben Ali n’avait pas le charisme de Bourguiba. Il avait gardé son langage de «flic», parlant de manière impulsive et irréfléchie. En quelques mots, il mettait  à néant le sens des pouvoirs, des fonctions, des lois, des règlementations… Il croyait gagner en popularité, alors que ses avis provoquaient le désordre et diminuaient le pouvoir des autorités locales. Parmi d’autres exemples, la destruction des tabias centenaires. Ces «haies de barbaries» sont une particularité du paysage rural de l’Afrique du nord, réalisées par le fruit de l’expérience humaine. Elles représentent des éléments de frontières d’un maillage social, qui étaient particulièrement préservées à Djerba. Leurs destructions ou déplacements sont strictement conditionnées à une autorisation ministérielle. Le président ignorait leur intérêt social et paysager (d’intimité, de sécurité, de beauté, de drainages des eaux…). Il niait les autorités de tutelle. Là où les ingénieurs prévoyaient une route de campagne à Djerba, il imposait de son autorité, l’ambition d’une autoroute à quatre voies dans une île où la vitesse est limitée à 60 km/h. Peu importe que l’on rase les tabias (haies), que l’on déracine les oliviers, que l’on détruise un portail antique, que les terres ancestrales soient expropriées, que le cachet rural soit détérioré… Ses réponses favori¬saient la destruction du patrimoi¬ne qui procure des ressources à la Tunisie. Peu importe aussi les conséquences de l’avènement de la vitesse, des accidents de la route, de l’insécurité, de l’ingérence dans les foyers...

Ces agissements devenaient modèles, méthodes, référencement d’un activisme désordonné, imité par les petits affairistes, qui détruisent, volent, construisent en dehors des règlements... Les municipalités sont désarmées, incapables de faire respecter leurs décrets-loi puisque «le président a dit». Même la justice devient impuissante. Les maires n’ont plus d’autorité pour délimiter la ville et la campagne, les zones rurales et urbaines, sanctionner abus et constructions illégales. Désormais, les villes s’étendent avec un gaspillage du foncier et des ressources économiques…

La saga des Trabelsi

Le libéralisme dont se targue la Tunisie… est un libéralisme en faveur d’un clan : celui de la famille Trabelsi, du nom de la seconde épouse de Ben Ali. En d’autres circonstances, le récit aurait inspiré la fiction de la famille Ewing dans Dallas. Dans l’affaire tunisienne, la réalité dépasse la fiction. En dehors de toutes les règles de morale et de l’économie, une modeste famille parviendra à accaparer le pouvoir politique et les ressources économiques du pays.

Le couple présidentiel vient de la petite société tunisienne. Leila Trabelsi est issue d’une fratrie de onze enfants, prétendue coiffeuse, secrétaire en réalité, récemment diplômée de l’Université de Toulouse. Zine El Abedine Ben Ali a un prénom rare  en Tunisie, signifiant «lumière des serviteurs». Il est également issu d’une fratrie de onze enfants. Policier de son état, d’un niveau académique que les Tunisiens assimilent ironiquement à «bac moins trois». Le CV évoque une formation d’ingénieur, de militaire, avec des formations en France et aux USA, une carrière au Ministère de l’intérieur. Il gravira les échelons de la fonction publique, jusqu’à devenir ministre, Premier ministre de Bourguiba et Président de la République.

La description du couple, surprenant pour la population tunisienne, permet d’expliquer quelques particularités et raisons de leur impopularité. Zine et Leïla sont tous deux issus de très larges familles... A l’exception des campagnes, il est rare de voir de telles fratries en Tunisie. Dès l’indépendan¬ce, le président Habib Bourguiba avait découragé les excès de naissance. Ben Ali était le contre-exemple. En tant que Président, il n’a pas respecté ce choix de politique sociale. Lui-même eut six enfants, issus de deux mariages.

La pauvreté de l’origine des époux déterminera une ambition de revanche sur la vie. Les Tunisiens ont perçu cette avidité de l’argent qu’ils qualifient de «rapacité». Le couple va associer ses ambitions pour accaparer biens et fortune. L’autorité de la présidence permettra à leur clan de développer des activités de business déloyal, irrespectueux des règles et des lois. La longue liste des abus a été décrite par de nombreux auteurs. Le clan a accaparé biens et pouvoirs d’Etat. Des terres agricoles, des forêts, des paysages naturels ont été déclassées et soumis à la spéculation. Les limites urbaines, les ceintures vertes ont été bafouées. Les traces du patrimoine archéologique ont été détruites. Les lois et règlements ont été modifiés en négligeant l’intérêt public.


Kerim Maamer

     
 

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