La chanson des Pussy Riot

Banc Public n° 238 , Mai 2015 , Catherine VAN NYPELSEER



Les "Pussy Riot" ont défrayé la chronique en Russie, puis dans le monde entier, par une action spectaculaire à Moscou le 21 février 2012, quelques jours avant l'élection présidentielle : une "prière punk" en musique dans la cathédrale du Christ-Saint-Sauveur à Moscou, adressée à la vierge Marie pour qu'elle "chasse" Vladimir Poutine du pouvoir, alors qu'il était le favori de cette élection.

Le livre de Mascha Gessen nous permet d'en savoir plus sur ces jeunes femmes et leur action, ainsi que sur la réaction des autorités russes, un procès pompeux se concluant par deux années de camp de travail, pour deux d'entre elles.

 

La prière des Pussy Riot

 

Le visage masqué, habillées de collants de couleurs vives et équipées de guitares électriques, cinq jeunes femmes se sont fait filmer en vidéo dans la cathédrale, en chantant (traduction en français, p.124):

 

Mère de Dieu, chasse Poutine

 

"Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine,

chasse Poutine, chasse Poutine.

 

Robe noire, épaulettes dorées,

Tous les paroissiens rampent pour s'incliner.

Le fantôme de la liberté est au ciel,

La Gay Pride envoyée en Sibérie dans les chaînes.

Le chef du KGB, leur saint patron,

Conduit les manifestants en prison sous bonne garde.

Pour ne pas offenser la divinité,

Les femmes doivent donner la vie et leur amour.

 

Merde, merde, sainte merde!

Merde, merde, sainte merde!

 

Vierge Marie, mère de Dieu, deviens féministe,

Deviens féministe, deviens féministe.

L'église chante les louanges de dictateurs pourris,

Des limousines noires forment la procession de la Croix,

Un missionnaire va passer dans les classes,

Apporte de l'argent quand tu vas à l'école!

 

Le patriarche Gundiaev croit en Poutine.

Connasse tu ferais mieux de croire en Dieu.

 

La ceinture de la Vierge ça ne remplace pas les manifs,

La Vierge elle est avec nous dans la contestation.

 

Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine,

chasse Poutine, chasse Poutine."

 

Cette action dans la cathédrale orthodoxe faisait suite à une prise de position du patriarche de Moscou contre la participation des chrétiens aux manifestations anti-Poutine, lors d'une messe dans la cathédrale le 3 février, à la veille d'une importante manifestation d'opposition.

 

Le texte de la chanson fait également référence au fait que Vladimir Poutine avait déclaré que les femmes russes ne font pas assez d'enfants; la "ceinture de la Vierge" est une relique grecque qui avait été présentée dans toute le Russie puis à Moscou, dans la cathédrale, où il y avait des files pour venir la contempler.

 

Actions antérieures

 

Ces jeunes femmes faisaient partie d'un groupe qu'elles avaient créé pour organiser des évènements artistiques avec un message politique, appelés des "performances" (exécutées par des "performers"). Pour mieux les comprendre, voici quelques actions qu'elles ont organisées, décrites dans le livre de Mascha Gessen(qui en relate plusieurs autres).

 

Le groupe Voïna, qui avait existé antérieurement aux Pussy Riot et était composé d'une partie de celles-ci avait réalisé une action plutôt ludique, dont les vidéos ne furent jamais diffusées car elles n'étaient pas satisfaisantes à leurs yeux. Il s'agissait de tourner en ridicule les policiers lorsqu'ils extorquaient de l'argent aux automobilistes.

 

Le point de départ de cette action était la conception répandue selon laquelle les policiers qui se livrent au racket le font pour nourrir leur famille.

Les membres du groupe surgissaient à l'endroit où le policier avait choisi une victime à qui il avait fait baisser sa vitre. Elles se faisaient passer pour la famille du policier, lui reprochant de ne pas réclamer assez d'argent alors qu'il avait une famille nombreuse à nourrir. L'une d'elles, habillée en robe de chambre et tenant un poulet rôti (volé), se prétendait son épouse, une autre incarnait une adolescente boudeuse…

 

Avant leur "prière punk", les Pussy Riot étaient déjà célèbres, notamment suite à une autre chanson, appelant à la révolte contre le régime et stigmatisant la "culture du mâle hystérique", interprétée sur la place Rouge le 20 janvier 2012; elles avaient choisi un endroit surélevé de deux mètres cinquante au centre de la place, en supposant - ce qui s'avéra exact - que la police n'essaierait pas de les déloger, pour ne pas courir le risque de les faire tomber. Elles furent néanmoins arrêtées brièvement après la performance, le temps nécessaire à des interrogatoires.

 

Le procès

 

Si les actions antérieures n'ont pas eu de conséquences négatives pour leurs auteurs, l'establishment russe a réagi durement à la "prière punk" dans la cathédrale. Le dimanche 26 février, "une plainte a été déposée contre les femmes masquées qui avaient commis un acte sacrilège dans la cathédrale du Christ-Sauveur" (p.130). Après plusieurs semaines, trois d'entre elles, sur les cinq qui avaient participé à l'action, furent arrêtées par la police.

 

Neuf personnes au total avaient porté plainte contre les jeunes femmes qui avaient participé à l'action pour "acte de vandalisme": des agents de sécurité, la préposée aux cierges… Durant le procès, le procureur a demandé qu'on ne les filme pas, pour ne pas mettre leurs vies en danger.

 

Le procès n'était pas mené correctement. Par exemple, les accusées n'avaient pas pu s'entretenir avec leurs avocats avant le début du procès. Pour Mascha Gessen, ce procès fut "une variation burlesque des procès politiques de l'ère soviétique" (p.170).

Une femme de 52 ans qualifia leur chorégraphie de "soubresauts démoniaques", mais elle ne se souvenait pas bien des paroles prononcées, à part le mot "patriarche". Un autre témoin, un jeune militant d'un groupe de Russes orthodoxes nationalistes, déclara avoir été tellement blessé par la performance qu'il en avait pleuré. Il avait été particulièrement choqué par la phrase: "Mère de Dieu, devenez féministe". Un agent de sécurité qui témoigna ensuite affirma qu'il avait été tellement traumatisé par l'évènement qu'il était "dans l'incapacité de travailler" depuis deux mois – mais la performance avait eu lieu six mois avant!

 

Dans son réquisitoire, le procureur a prétendu que l'action des Pussy Riot n'avait aucune motivation politique, la phrase "Mère de Dieu, chasse Poutine" y ayant été insérée de façon artificielle, la véritable destination des paroles étant de "blesser les fidèles orthodoxes dans leur foi" (p.196). Il a requis trois ans ferme pour les trois jeunes femmes.

 

Mascha Gessen retranscrit ensuite les déclarations de clôture des accusées telles qu'elles ont été prononcées. Dans son plaidoyer, Nadia - Nadezhda Tolokonnikova – affirma que ce ne sont pas les Pussy Riot qui sont jugées, mais bien le système étatique russe dans son ensemble. Elle expliqua que les Pussy Riot faisaient "de l'art d'opposition", c'est-à-dire "de la politique à partir de formes créées par des artistes", "une forme d'expression civique qui naît là où les droits humains fondamentaux, les libertés civiles et politiques sont réprimées par l'appareil du pouvoir d'Etat" (p.199).

 

Malgré des plaidoiries très argumentées, qui occupent plus de vingt pages du livre de Mascha Gessen, elles furent condamnées à deux ans de camp de travail. En appel, la peine de l'une des trois fut dotée d'un sursis grâce à une nouvelle avocate, parce qu'elle avait en fait été empêchée de prendre part à l'action à la suite de l'intervention d'un témoin.

 

Deux ans de détention

 

La troisième partie du livre, intitulée "le châtiment", décrit la détention des deux jeunes femmes dans l'univers carcéral russe. Maria Alyokhina a dû passer 12 heures par jour à confectionner des draps et des uniformes dans la colonie pénitentiaire n°28 à Berezniki, avant que, à la suite de ses protestations, la journée de travail soit réduite à huit heures comme pour la plupart des détenues. Elle a aussi obtenu de ne plus devoir "passer par le fauteuil du gynéco avant et après chaque visite de [son] avocat" (p.263), ainsi que le droit de se laver les cheveux tous les jours…

 

Nadia Tolokonnikova, la deuxième Pussy Riot condamnée, a été incarcérée dans un autre camp de travail, le n°14, en Mordovie, où elle devait faire des travaux de couture et de terrassement. Le 23 septembre 2013, elle a entamé une grève de la faim puis est rapidement tombée malade. Sa famille et ses amis ont perdu tout contact avec elle pendant 26 jours, jusqu'à ce qu'elle réapparaisse dans un sanatorium de Sibérie géré par l'administration pénitentiaire, où elle allait achever sa peine.

 

Conclusion

 

Le livre de Mascha Gessen apporte une information sérieuse sur l'aventure des Pussy Riot et sur leur contexte social. Les trajectoires de vie de celles qui ne sont pas restées anonymes sont également retracées; une des parties les plus intéressantes du livre est celle où sont retrancrites leurs déclarations lors du premier procès de 2012.


Catherine VAN NYPELSEER

     
 

Biblio, sources...

Pussy Riot

par Mascha Gessen

Editions Globe

Mars 2015 (pour l'édition française)

 

310 pages – 21,5 Euros

 
     

     
 
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