?> Economie de la Cosa Nostra
Economie de la Cosa Nostra

Banc Public n° 116 , Janvier 2003 , Frank FURET



En novembre 2000, un rapport, rédigé par la Confédération générale du Commerce (Confcommercio ) italienne indiquait que le produit économique des mafias italiennes représentait environ 15 % du P.I.B. de l’Italie soit près de 834 milliards d’Euros. Le patrimoine détenu par les mafieux était estimé par cette étude à 5,5 milliards d’Euros, soit 6 à 7 % de la richesse nationale italienne disponible. 20 % des sociétés commerciales et 15 % des entreprises manufacturières italiennes seraient sous la coupe d’intérêts mafieux. En termes de chiffre d’affaires comparé, la deuxième entreprise d’Italie après le conglomérat public IRI, serait donc le crime organisé. Deux tiers de la richesse produite par l’économie souterraine italienne seraient issus de l’économie d’origine criminelle (1) .


Accumulation de capitaux

La collecte du Pizzo a été à la base de l’édifice mafieux sicilien : elle est l’affirmation par la contrainte et la violence d’une autorité criminelle sur un quartier ou un village. Le Pizzo constitue une source de revenus importante et constante pour les cosche. Cette forme de fiscalité mafieuse fut d’abord imposée aux commerçants de Palerme, assurés en retour de retrouver leur marchandise ou leur vitrine intacte. Elle a depuis été largement généralisée sous des formes très variées: les moulins au début du siècle, les dockers des ports puis les comités d’affaires pour les marchés publics aujourd’hui. A Palerme, en 2001, une association anti-racket italienne évaluait que neuf commerçants sur dix payaient le Pizzo .
A la collecte illicite du Pizzo, s’est longtemps ajouté la collecte de fonds détournés directement sur le prélèvement fiscal régulier. La Sicile déléguait en effet sa collecte fiscale à de grands percepteurs. Pendant 30 ans, les deux plus grandes fortunes de Sicile furent deux mafieux qui avaient en charge la gestion des centres de perception des impôts moyennant une commission de 6,72 % à 10 % prélevée sur les contributions fiscales recouvertes.

L’emprise mafieuse se retrouve aujourd’hui autant dans les grandes filières classiques de trafics illicites (stupéfiants, armes de guerres, cigarettes de contrebande, oeuvres d’art volées), que dans des affaires criminelles plus inattendues : circuits clandestins d’exportation de déchets industriels et hospitaliers, fraudes aux subventions agricoles européennes (huiles, viandes et agrumes), détournements de l’aide au développement régional, rackets d’entrepreneurs et prêts usuriers, arrangements d’appels d’offres pour les marchés publics et les grands travaux d’infrastructure.

On la retrouve aussi dans la petite délinquance de rue: vols divers, les stupéfiants évidemment, le proxénétisme, le racket et la "protection" des commerces accueillant du public (bars, casinos, dancings, contrôle des jeux de hasard (machines à sous) contrainte au profit de fournisseurs imposés, les enlèvements crapuleux, dans l’organisation et monopoles de commerces rentables, illégaux ou légaux, dans le commerce hors taxe ( alcool, tabac, contrefaçon, piraterie cinématographique et piraterie musicale, trafic de voitures volées, absorption de procédures publiques), dans la corruption (adjudications truquées, monopoles de certains services publics - parfois en liaison avec des syndicats ouvriers - ), dans la criminalité en col blanc (corruption, fausses factures, manipulation d'argent électronique, fausse monnaie, blanchiment d'argent, paradis fiscaux crimes et délits financiers), dans le trafic d'êtres humains (migrants, traite des blanches, tourisme sexuel, pornographie), dans les ventes d'armes et de substances interdites (nucléaire, chimie, armes bactériologiques) dans le contournement d'embargo, dans le contrôle du jeu ( paris parallèles sur le football) le trafic des êtres humains (Qui concernerait assez peru la Cosa Nostra), dans le trafic d’animaux protégés, dans le trafic de médicaments ( 7% du marché), dans le trafic du tabac (surtout la Camorra et ‘Ndrangheta), dans trafic des déchets ( la Cosa Nostra est soupçonnée de se prêter clandestinement à l’enfouissement maritime ou terrestre de déchets toxiques moyennant rémunération ; l’association environnementale italienne indépendante Legambiente estime que cela aurait rapporté aux 4 mafias Italiennes 13 milliards d’Euros en 1999…)

En ce qui concerne la Cybercriminalité (piratage de sites web en vue de créer des chantages, introduction de virus ou de bombes logiques, modification de programmes comptables afin de détourner des fonds…), les informations sont rares, les victimes ( les banques en l’occurrence) n’aimant pas trop avouer leurs faiblesses. ,). Mais on a appris dernièrement que des groupes organisés en Ukraine et Russie avaient piraté plus de 40 sites américains, détournant les numéros d'au moins un million de cartes de crédit. Les Italiens ont, eux, réussi à déjouer à temps un projet de la "Cosa Nostra" qui comptait détourner plus d'un milliard d' Euros de subventions européennes en simulant le portail d'entrée de la banque qui devait recevoir les fonds.

Peu d’informations aussi sur la reproduction d’ oeuvres protégées par des droits d’auteur, même si d’aucuns « estiment » que les 3 quarts de la contrefaçon d’½uvres musicales seraient contrôlées par des grandes organisations criminelles


Réinvestissement du capital


Même si la majeure part de cet argent est consacrée à des investissements purement financiers, qui sont problématiques parce qu’ils gonflent la masse
financière noire de manière disproportionnée, c’est, pour Claudio Bellisario (2) , le reste qui est le plus inquiétant : en effet, l’argent qui est investi légalement dans certains pans entiers de l’économie permet de renforcer le contrôle des mafias sur les Etats et les économies qu’ils parasitent, interdisant une quelconque capacité de réponse. Depuis la fin des années 1960, les capitaux accumulés par ces activités mafieuses sont blanchis avec les moyens les plus modernes mis à disposition par le système financier et monétaire international. La délimitation stricte entre activité licite et illicite est de ce fait devenue de plus en plus difficile à pister. L’accumulation primaire tirée d’un revenu criminel telle que la pratiquait des chefs mafieux comme Salvatore (Toto) Riinà a laissé la place à des comportements beaucoup plus dynamiques où les liquidités sont rapidement bancarisés par le biais de prête-noms et de conseillers financiers complices. Deux exemples ? Dans les années 1970-1980, les mafias italiennes auraient acquis massivement obligations et actions sur la place boursière milanaise, et dans les années 1980-1990, elles auraient joué un rôle décisif dans les importants achats de bons du trésor, qui permettaient de financer le déficit public italien (3) .
Si d’un point de vue médiatique et sécuritaire immédiat (taux d’homicide, nombre d’arrestations et de condamnations pénales), la Cosa Nostra peut sembler affaiblie, un regard attentif sur les événements montrerait plutôt,, selon Bellisario (2) ,un délitement progressif de l’appareil répressif anti-mafia italien face à une organisation de plus en plus insaisissable. Et pour nombre d’observateurs, depuis l’élection de Silvio Berlusconi à la Présidence du conseil italien, plusieurs signaux témoigneraient du retour à une forme d’arrangement entre monde politique et dirigeants mafieux. La mise en application du décret-loi n°350, voulue par le ministre de l’économie Giulio Tremonti, serait un premier indice de l’indulgence retrouvée de l’Etat italien pour les intérêts mafieux. Moyennant une pénalité anonyme de 2,5 %, ce décret permet le rapatriement des capitaux italiens illégalement exportés à l’étranger. Plus de 50 milliards d’Euros détenus à l’étranger ont ainsi pu revenir en Italie sans que les pouvoirs publics italiens puissent être en mesure de discriminer entre ceux qui relevaient de simples opérations de défiscalisation et ceux qui provenaient directement d’activités criminelles (4) .

Ruptures

La Cosa Nostra actuelle présente donc quelques différences avec son aînée : la première consiste en l’ identification de l’honneur à la richesse. Le projet d’accumulation du capital devient le projet existentiel du groupe. Il en découle d’ailleurs un mode de consommation ostentatoire caractéristique de l’affirmation d’une nouvelle richesse et la fin de tout processus d’autolimitation. La deuxième est issue de la nouvelle stratégie d’investissements massifs opérés dans l’économie légale à partir d’une “accumulation primitive” sur les marchés parallèles et illégaux. On a alors assisté, selon Philippe Arlacchi (5), à une montée spectaculaire de la fonction d’entrepreneur dans la mafia contemporaine à partir du moment où cette stratégie semble dépasser le simple blanchiment de l’argent sale. La nouvelle stratégie implique une politique d’investissement, ainsi qu’un suivi et un contrôle de ses affaires légales personnelles.


Une stratégie d’inviibilité


Selon Bellisario (2), plus que les trafics de stupéfiants, d’armes ou de cigarettes de contrebande, ce sont désormais les marchés publics et les appels d’offres des collectivités locales qui l’intéresseraient la Cosa Nostra et l’auraient transformée en organisation furtive. Les activités les plus visibles et risquées pénalement seraient laissées à la petite délinquance locale ou sous-traitées auprès de groupes criminels étrangers (Nigérians, Asiatiques, Albanais)…
Luciano Violante, ancien magistrat devenu vice-président de la Chambre des députés, dressait, en 1995, le constat de cette mutation criminelle en estimant que la mafia moderne était désormais concentrée sur la conquête du plus grand pouvoir économique possible (5) . Ayant, en apparence, délaissé les moyens de contrôler les leviers du pouvoir politique, syndical ou administratif, les organisations mafieuses italiennes s’intéresseraient désormais en priorité à l’infiltration des milieux économiques. La Cosa Nostra serait passée du contrôle physique de territoires criminels vers la maîtrise des réseaux commerciaux et des flux financiers. Et grâce aux ressources financières très importantes que leurs fournissent leurs activités illicites, les mafias italiennes s’affirment comme des acteurs économiques atypiques, dotés d’atouts concurrentiels hors normes. Fortes de la marge d’autofinancement que leurs procurent les revenus criminels, elles sont capables, avec quelques complicités, d’obtenir des facilités bancaires et financières au point de parvenir parfois à prendre le contrôle d’établissements financiers.


Hyper compétitivité


Les organisations criminelles italiennes ont parachevé leur transformation en superpuissances économiques illicites, pratiquant une forme exacerbée de capitalisme, d’autant plus redoutable, selon Bellisario (2) qu’il peut s’affranchir de toutes les règles admises des relations sociales, économiques et commerciales. Les activités mafieuses supportent un coût du travail moindre du fait des pratiques d’intimidation que peuvent mettre en ½uvre les familles mafieuses à l’égard des salariés et des syndicats et échappent aux règles concurrentielles de l’économie de marché (jeu de l’offre et de la demande, importance de la qualité des produits et des services fournis) par le biais de la dissuasion, au besoin physique, de la concurrence, de la corruption des autorités de contrôle et de la conquête de positions commerciales monopolistiques (marché du ciment, distribution de carburants, marché de la viande, production d’huile d’olive, etc ...).

Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

(1)« Italie : l’économie souterraine approche le cap des 20 % du PIB », in Les Echos, 22 novembre 2001.

(2) Les activités de blanchiment des organisations criminelles Italiennes, Mémoire présenté dans le cadre du Diplôme d’Université (D.U.) de 3e Cycle. Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines par Claudio BELISARIO sous la direction de M. Xavier RAUFERl

(3) 80 % des bons et certificats du Trésor italien servaient en 1989 à financer le déficit public de 700 milliards de dollars accumulé par l’Etat italien selon un rapport de 1989 présenté devant la commission anti-mafia.

(4) « Argent sale : l’incroyable cadeau de Berlusconi », Marcelle Padovani, Le Nouvel Observateur, 11-17 juillet 2002.

(5)Philippe Arlacchi, Mafias et compagnies, Presses universitaires de Grenoble, 1986

 
     

     
   
   


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