Time is money (1): INTRODUCTION

Banc Public n° 95 , Janvier 2001 , Serge KATZ



A l'heure où, selon la rumeur, tous les processus économiques ne font qu'un en "temps réel " sur toute la planète, il semble pertinent de vouloir éclairer l'évolution de la notion moderne de "temps" au travers des diverses disciplines qui l'ont élaborée et, plus particulièrement, les sciences économiques. L'adage qui nous sert de titre est attribué à sir William Petty (1623 -1687).

A la fin du dix-septième siècle, celui-ci exerça tour à tour les différents métiers de marin, de médecin, de sociologue, d'économiste, d'inventeur et d'homme d'affaires. Sans doute est-il l'un des premiers, non pas à vouloir définir le concept de temps mais, par la mise en relation du temps et des richesses, à dégager l'idée d'un temps opératoire.

Pourtant, quelques années auparavant, Pascal estimait que le temps est inutile à définir : "Le temps est de cette sorte. Qui pourra le définir? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce que l'on veut dire en parlant de temps, sans qu'on le désigne davantage " (De l'esprit géométrique). Que s'est-il alors passé dans le chef de Petty ? On dira que l'on compare ici des extrêmes, et l'on n'aura pas tort. Pascal conçoit le temps comme l'attribut infini et incompréhensible que Dieu déposa dans la conscience de l'homme. Petty, en revanche, par ses nombreuses activités et sa religion protestante illustre bien l'esprit empiriste des Anglo-Saxons. N'empêche: Petty demeure un homme de transition et un précurseur. Dans son Yuvre économique d'abord, il se positionne entre un mercantilisme tardif et l'apparition des économistes libéraux. Il fonde sa théorie de la valeur à la fois sur la terre et le travail. Il annonce ainsi les théoriciens de la valeur-travail et c'est pourquoi Marx voit en lui l'inventeur de la science économique. On trouve bien chez lui une théorie du salaire minimum vital, mais dans la seule mesure où cela devait favoriser l'emploi et permettre une incorporation du travail au sein des manufactures exportatrices chères aux mercantilistes.

En vérité, son intérêt rétrospectif se trouve ailleurs. Dans Essays on Political Arithmetics, publié en 1672 avec Survey or Anatomy of Ireland , il invente l' "arithmétique politique " comme un " art de raisonner avec les chiffres sur les matières touchant au gouvernement ". Ses estimations de la production nationale en font un précurseur de l'économie quantitative avec Grégory King et de Boiguilebert. Par son idée d'un tableau économique des interactions entre grandeurs économiques globales, il annonce, avant Quesnay, la comptabilité nationale. Il fait Yuvre de démographe dans ses tables de mortalité incorporées dans Natural and Political Observations de John Graunt (1662). D'autres de ses ouvrages comme Treatise of Taxes and Contributions et Quantulumcunque Concerning Money , écrit en 1682, forgent une première théorie quantitative de la monnaie. Enfin, on le considère comme un pionnier de l'économie statistique tandis que sa conception d'une économie mue par les intérêts personnels annonce Adam Smith.

Son métier de médecin ne semble pas étranger à sa méthode. Comme il suit l'armée de Cromwell en Irlande en tant que médecin général, il y fait fortune en contribuant au cadastre et à la répartition des terres confisquées. Or le terme "anatomy" se rencontre partout dans toutes ses Yuvres. Est-ce là un simple hasard ? Il apparaît que non. En effet, Petty vit à une époque qui connaît de grands changements quant à l'activité médicale, principalement dans l'armée. Avant le dix-huitième siècle, la médecine demeurait individualiste. L'intervention du médecin tournait autour de la notion de "crise", c'est-à-dire de l'instant où s'affrontent dans le malade la nature saine et le mal qui le frappe. Le médecin remplissait alors une fonction de prédiction et d'allié de la nature contre la maladie. La cure ne pouvait se dérouler qu'à travers une relation individuelle entre médecin et malade, à l'instar d'un exorcisme. L'idée d'une médecine collective issue d'une série d'observations qui aurait permis de relever les caractéristiques générales d'une maladie ne faisait pas partie de la pratique médicale avant la médicalisation de l'hôpital au dix-huitième siècle. Il y avait cependant trois exceptions à cela: l'épidémie et la quarantaine, puis, à partir de la moitié du dix-septième siècle, précisément, l'armée.

Pourquoi l'armée ? Parce que jusque là il n'y avait nulle difficulté de recruter des soldats à bon marché. Cependant l'introduction du fusil rend l'armée beaucoup plus technique et coûteuse. Pour apprendre à manier un fusil, il faut un apprentissage, des manYuvres, des instructions, en un mot une discipline. Le prix d'un soldat excède alors bien vite celui d'un simple travailleur. L'armée devient un poste budgétaire important pour tous les pays. Par suite, il fallait surveiller les soldats malades ou blessés dans un espace clos, l'hôpital, pour éviter la désertion dans la mesure où ces hommes avaient été formés à un coût élevé. D'autre part, et pour les mêmes raisons, il fallait les soigner pour qu'ils ne meurent pas de maladie mais bien au champ d'honneur. Il fallait éviter qu'une fois rétablis, ils ne feignent la maladie, etc. L'hôpital était jusqu'alors considéré non comme un instrument de cure mais plutôt comme un moyen d'empêcher l'apparition d'un foyer de désordre économique et médical (l'épidémie). On y entassait les pauvres, les asociaux, les malades démunis, les oisifs, tous considérés comme dangereux. Mais l'hôpital militaire devient, à l'époque de Petty, le modèle de la réorganisation hospitalière du siècle suivant qui introduit de façon non marginale le soin collectif d'individus non plus simplement entassés mais bien répartis dans l'espace comme dans le temps.

Par ailleurs, on sait que Petty débuta comme marin. Or le marin était depuis longtemps déjà l'objet privilégié de la quarantaine. Dans l'optique d'un hôpital destiné à circonscrire les désordres, il fallait empêcher la maladie de s'étendre. Mais aussi: l'hôpital était le lieu de nombreux trafics de la part de ces mêmes marins, trafics en totale contradiction avec le protectionnisme mercantiliste. Il fallait donc surveiller ces marins à l'instar des militaires. Si donc les hôpitaux maritimes et militaires deviennent les modèles de la réorganisation hospitalière, c'est qu'avec le mercantilisme les réglementations économiques se font plus strictes. Mais c'est aussi parce que la valeur de l'homme augmente. On y investit toujours d'avantage. L'homme devient dès lors un objet de connaissance nécessitant une science statistique (de "Staatskunde" : connaissance de l'Etat) et un art des répartitions spatio-temporelles: le peuple devient population.

Il est enfin un dernier métier exercé par Petty dont nous n'avons pas encore examiné les conséquences dans son Yuvre: celui d'inventeur. Fondateur de la célèbre Royal Society, Petty publie son projet de Gymnasium mechanicum dès 1648. Il y préconise que "dans l'histoire des arts et manufactures, on devrait décrire le processus intégral des opérations manuelles et des applications d'une chose naturelle à une autre moyennant les instruments et machines nécessaires". Il ne s'agit évidemment pas encore là encore de taylorisme avant la lettre, mais au moins de la collecte de données permettant une certaine industrialisation. Le parallélisme des opérations manuelles et des choses naturelles suppose tout au moins une décomposition des gestes et une répartition des corps dans le même système de coordonnées spatio-temporelles que celui des objets naturels et techniques. Cela demande en effet une certaine discipline puisque le "temps de la conscience" (au mieux celui de l'attention et de la mémoire, c'est à dire un temps organique) et le temps des "choses naturelles" (au mieux le temps aristotélicien comme mesure du mouvement), sont, du moins à cette époque, totalement distincts. Bien plus, l'ordre temporel nécessaire aux sciences et techniques suppose que le temps physique soit doté de la même structure qu'une dimension de l'espace physique euclidien, ce qui n'était alors nullement conceptualisé. Quant à la notion de progrès, on verra qu'elle lie ces différents aspects du temps au travers des techniques disciplinaires. Pourtant, pour le Petty éducateur, inventeur et ingénieur, cela fonctionne: le temps n'a nul besoin d'être philosophiquement qualifié pour devenir opératoire. Cela suffit, du moins jusqu'au dix-huitième et plus encore à la fin du dix-neuvième siècle où, comme on le verra, la conceptualisation du temps devient nécessaire pour des motifs essentiellement économiques.

C'est que les sciences économiques, apparemment du moins, sont immédiatement confrontées à des quantités. C'est là leur chance et leur piège. Mieux: les pratiques socio-économiques sont bien souvent à l'origine de nombreux domaines scientifiques. La géométrie euclidienne, le calcul numérique et les statistiques naissent de pratiques socio-économiques. Les premiers dénombrements, par ailleurs liés à la naissance de l'écriture occidentale, ont pour objets des propriétés (des possessions), d'où, on le verra, les paradoxes de relation classe = propriété dans l'acception non plus sociale, mais bien épistémologique.

A ce stade, on n'en est évidemment pas encore là. Et il n'est pas temps - sans mauvais jeu de mots - d'anticiper. Le travail qui va suivre comporte principalement l'idée suivante:

La notion de temps, comme celle de science, est une institution. Par suite, elle est produite par l'action humaine. Plus exactement, elle naît de l'extorsion d'un savoir-pouvoir à partir du travail humain entendu comme tout échange matériel de l'homme avec la nature. Durant l'époque moderne, cette extorsion s'est réalisée au travers de ce que Michel Foucault nommait la "société disciplinaire " (voir les "Banc Public" de l'année dernière). Ce type de société est aujourd'hui - comme on dit - "en crise". Elle se transforme très progressivement dans certains domaines et du moins dans les pays les plus riches en ce que je nommerai pour l'instant et faute de mieux une "société dissuasive" qui témoigne de la domination totale du capital financier.

On développera cette idée en plus ou moins six étapes selon le nombre de pages disponibles et les transformations toujours possibles tout au long de l'année. Bref, cela pourra durer plus ou moins longtemps.
Quoiqu'il en soit, le mois prochain on examinera tour à tour:
- les diverses notions possibles du temps selon le domaine envisagé;
- l'évolution de la notion de temps au sein des sciences exactes;
- l'analyse générative du temps conçu par les sciences déterministes du dix-neuvième siècle à partir des deux triades constitutives les plus communes.

Ensuite, le mois suivant: les diverses notions du temps au sein des sciences économiques.
Puis: les antinomies auxquelles se heurtent les sciences contemporaines et l'application du formalisme mathématique dans les sciences économiques, en particulier (néo)libérales.
Puis: les derniers développements induits par ce que l'on nomme - à tort - la "société postmoderne" ou "informationnelle " ou encore "programmée " et ses implications sur le fantasme de présentification du temps.
Enfin, on tentera d'élaborer une description de ce que j'appelle la "société dissuasive" en rapport avec les conclusions du numéro précédent.

Ces développements seront à chaque fois mis en relation avec ce que l'on a nommé ci-dessus "l'extorsion du savoir-pouvoir à partir du travail humain entendu comme tout échange matériel entre l'homme et la nature", c'est-à-dire comme processus. A l'examen de ces prémisses (avec ou sans jeu de mots selon le lecteur), il va de soi que l'option personnelle de l'auteur sera fort éloignée des conceptions du temps comme donnée immédiate de la conscience ou comme temps homogène, que celui-ci soit objectif, intuitif ou opératoire. Elle sera également totalement étrangère à la temporalité phénoménologique ou heidegerienne. On verra par ailleurs que ces conceptions seront toutes dénoncées comme idéalistes dans la mesure où elles occultent la production muette des savoirs et techniques.

Je vous donne donc rendez-vous le mois prochain. Salut!


Serge KATZ

     
 

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