REFLEXIONS SUR LE DROIT DE S'EXPLOITER SOI-MÊME POUR LE COMPTE D'UN TIERS

Banc Public n° 58 , Mars 1997 , Isa LAFLEAU



Voici quelques remarques à propos d’un article paru dans Le Monde Diplomatique de ce mois1 qui dénonce l’»offensive menée par les Pays-Bas visant, au nom de la liberté des femmes, à légaliser le travail sexuel.»

L’auteur y analyse de façon très critique le libéralisme affiché par le gouvernement néerlandais, qui brandissant les arguments de la tolérance et du caractère inévitable de la prostitution, et «assimilant formellement liberté sexuelle et prostitution», se livre à de subtiles manipulations de vocabulaire, substituant à la liberté des femmes leur «droit à l’autodétermination», joue du concept ambigu de «droits sexuels» pour légaliser et légitimer le commerce du sexe et, en fin de compte, invente «un nouveau droit de la personne humaine, celui pour chacun d’être proxénète, le droit à la prostitution n’en étant que le paravent.»
Et l’auteur d’ajouter en note que, «selon Interpol, les revenus d’un proxénète vivant en Europe de la prostitution d’une personne sont d’environ 720.000 FF par an», soit plus ou moins 4.500.000 FB. Ce droit au proxénétisme rappelle d’ailleurs étrangement le droit à la libre-entreprise qui permet à des industriels de fermer des usines qui marchent et de les délocaliser dans des pays où les travailleurs ne bénéficient d’aucune protection et acceptent des salaires de misère pour le plus grand profit des libres entrepreneurs, ou le droit à la liberté de la presse qui permet à n’importe quel groupe financier de faire main-basse sur les médias et d’en télécommander le contenu, substituant à l’impératif d’information l’impératif de vente.
Il y a bien sûr beaucoup d’arguments qui militent en faveur d’une reconnaissance légale et sociale des prostituées, si pas du travail de prostitution, et le débat est complexe, mais les observations qui suivent sont de nature à faire frémir les tenants du libéralisme le plus radical en matière sexuelle - pour autant qu’ils soient de bonne foi...
La clé de voûte de la «théorisation» néerlandaise est le concept de «prostitution forcée», que les Pays-Bas sont parvenus à faire entériner par l’ONU : ce concept implique la reconnaissance d’une différence entre prostitution forcée , où bien entendu les personnes ayant forcé à la prostitution sont punissables - à condition bien sûr, présomption d’innocence oblige, que les victimes puissent apporter la preuve qu’elles ont été forcées -, et prostitution librement consentie dans le cadre du droit des êtres humains à disposer de leur corps. Il présuppose donc que la prostitution puisse être exercée librement, qu’elle ne comporte pas nécessairement une forme d’aliénation ou de contrainte, par exemple économique ou sociale. En ne condamnant les proxénètes que lorsque leurs victimes prouvent qu’elles ont été contraintes, le gouvernement néerlandais fait un très appréciable cadeau aux organisations maffieuses de trafic d’êtres humains qui pullulent de plus en plus dans nos régions (pour rappel, voir notamment les travaux du journaliste Chris De Stoop comme “Appelez-moi Elvira” ). Ces organisations utilisent la violence et la manipulation pour contraindre des femmes originaires de pays pauvres à se prostituer (80% des prostituées d’Amsterdam sont étrangères, 70% sont sans papiers, et lorsque ces dernières, qui parfois ne savent même pas dans quel pays elles sont, osent porter plainte contre leurs bourreaux, elles sont expulsées à l’issue du procès), et, bien entendu, leur extorquent le fruit de leur «travail sexuel». Ce dernier fait ne pose d’ailleurs pas non plus de problème au gouvernement néerlandais qui a défendu à l’ONU l’argument selon lequel «le droit à l’autodétermination dont jouit tout homme ou femme adulte indépendant qui n’a été soumis à aucune influence illégale, implique le droit pour cette personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire.»2 On a donc le droit d’exploiter son propre corps pour le compte de tiers : quelle aubaine pour les exploiteurs !
M.-V. Louis recense les procès qui ont été intentés pour traite d’êtres humains durant les dernières années : les peines encourues par les trafiquants sont faibles (deux fois plus courtes que celles encourues par les trafiquants de drogues dures), celles prononcées sont minimes, à supposer même que le procès aboutisse.
Et le gouvernement hollandais, conséquent avec lui-même, suit cette logique «libérale» jusqu’au bout : «le 29 novembre 96, lors du Conseil justice-affaires intérieures de l’Europe des 15, le gouvernement néerlandais a empêché l’adoption de deux propositions majeures du projet d’action commune. Alors que la quasi-totalité des Quinze avaient exigé une répression accrue de la pornographie impliquant des enfants, les Pays-Bas se sont opposés à la Belgique qui demandait que soit incriminée la détention d’un tel matériel «à des fins personnelles». La possession de cassettes de ce type ne sera donc plus, sur un plan européen,considérée comme un élément constitutif de l’»exploitation sexuelle» et échappera à toute sanction. Le droit des enfants à être protégés de toute violence a ainsi été sacrifié sur l’autel de la liberté du commerce, pour le plaisir des amateurs de pornographie.» Et les Pays-Bas ont en outre empêché l’adoption d’un deuxième proposition permettant aux Etats européens de poursuivre leur ressortissants s’ils se livrent en dehors de la Communauté aux crimes suivants : «exploitation sexuelle des enfants ou le fait d’infliger à ceux-ci des sévices sexuels» ; «traite des enfants en vue de les exploiter sexuellement ou de leur infliger des sévices sexuels». Ces intéressantes activités, rendues sans doute légitimes en vertu du droit qu’a tout être humain d’opprimer les plus faibles que lui, ne sont plus punissables au niveau européen si elles ont lieu dans des pays pauvres où les enfants ne sont pas légalement protégés des violences sexuelles.
A l’heure où l’on inhume Loubna Benaïssa à Tanger, une Loubna qui, née sur le sol belge, bénéficiait de toutes les protections légales possibles (mais qui a peut-être été la victime d’autres formes de «protections»), on ne peut pas manquer de s’interroger sur ce que peuvent cacher des termes comme «libéralisme», «tolérance» ou «droit des personnes». Et on peut aussi méditer sur la triste dérive «libérale» d’un pays qui, des siècles durant, a été un modèle d’ouverture d’esprit pour toute l’Europe.



Isa LAFLEAU

     
 

Biblio, sources...

(1) Marie-Victoire Louis , Le corps humain mis sur le marché , Le Monde Diplomatique , mars 97.

(2) Questions relatives au x droits de l’homme. Position du gouvernement hollandais. Conseil économique et social, Nations unies, (E/1990/33), 3 avril 1990.

(3) N’oublions pas qu’il s’agit là de réglementations européennes, qui n’empêchent pas les Etats membres de prendre pour leur propre compte des mesure plus restrictives, et l’on sait que ces crimes sont réprimés par la loi belge.

 
     

     
 
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