La post-vérité est-elle en marche? (7) Politiquement correct

Banc Public n° 263 , Décembre 2017 , Frank FURET



Le politiquement correct désigne principalement, à la base, une manière de s’exprimer des politiques et des médias consistant à policer excessivement ou modifier des formulations parce qu'elles pourraient heurter certaines catégories de population, notamment en matière d'ethnies, de cultures, de religions, de sexes, d'infirmités, de classes sociales ou de préférences sexuelles. 

 

« Si tous les imprimeurs s’interdisaient d’imprimer tout ce qui pourrait offenser quelqu’un, il y aurait très peu de livres. »

(Benjamin Franklin)

 

Les locutions et mots considérés comme offensants ou péjoratifs sont remplacés par d'autres considérés comme neutres et non offensants. Le langage politiquement correct utilise abondamment l'euphémisme, les périphrases, les circonlocutions, voire les créations de mots et de locutions nouvelles. Le qualificatif est utilisé soit pour promouvoir ce mode d'expression soit pour le tourner en dérision, mais désigne explicitement ce contrôle social du langage.

 

Actuellement, cela désigne un discours ou des comportements perçus comme cherchant à réduire les possibilités d’offense ou d'outrage contre un groupe de personnes ou une communauté. Le terme «politiquement correct», selon la manière dont il est utilisé le plus souvent, implique qu’une proportion importante des gens font un choix politique conscient des mots qu’ils utilisent dans leurs paroles et leurs écrits, avec l’intention de répandre cette pratique le plus largement possible et, ainsi, de changer les rapports sociaux.

 

La critique du langage politiquement correct fait valoir qu'il inhibe l’expression libre et protège exagérément des groupes minoritaires, notamment lorsqu’il est utilisé pour éviter de reconnaître toute imperfection ou écart de conduite d’un des membres du groupe.

 

Critiques du politiquement correct

 

Aux États-Unis, la critique du politiquement correct fait partie du discours politique conservateur. En France, la critique a longtemps été plus diffuse, bien qu'elle vise également des vecteurs politiques et médiatiques. La critique du politiquement correct (corollaire de la critique de la bien-pensance) devient de plus en plus, en France, l'apanage des milieux conservateurs ou des partis politiques de droite - à l'image de son emploi aux États-Unis.

 

Pour ses détracteurs, elle se rapproche, dans le langage courant, des expressions «bien-pensance» ou «conformisme». Ce qui est le plus souvent retenu contre le politiquement correct, c'est une limitation de la liberté d'expression, due à la volonté de n'employer que certains termes, et une déconnexion des réalités, car les termes non employés sont généralement remplacés par d'autres qui ne représentent pas la vérité.

 

Pour le sociologue Raymond Boudon, « contre l’idée reçue qui tend à imputer le politiquement correct à la tyrannie de la majorité, il résulte en réalité plutôt de la tyrannie des minorités. On le vérifie à ce que, sur bien des sujets, le politiquement correct heurte en réalité l’opinion. Car il est le fait davantage de minorités actives et de groupes d’influence que de l’opinion elle-même ». Le phénomène peut s'expliquer par "l'effet Olson", qui désigne un mécanisme par lequel une minorité organisée et décidée peut imposer ses vues à un groupe plus large mais désorganisé et au sein duquel chacun fait le calcul implicite que les autres parmi son groupe s'occuperont de résister pour lui.

 

Pour Jean-Claude Michéa, le politiquement correct témoigne de la « juridification croissante des relations sociales», s'élevant au détriment de la "common decency" défendue par George Orwell, c'est-à-dire les vertus élémentaires de la vie en société.

 

Pour Jean Dutourd, un homme politiquement correct est un homme qui tient pour « bienfaisante, incontestable, irréfutable, et pour tout dire obligatoire, une certaine philosophie politique qui, extérieurement, a l'air d'être le fruit de la morale, de la tolérance, de l'humanitarisme, du progressisme, de l'égalité, de l'esprit démocratique, alors qu'elle n'est en réalité que l'expression la plus autoritaire du conformisme, lequel, sous couleur d'idéalisme, peut se livrer à un pragmatisme effréné qui ne recule pas à l'occasion devant le crime ».

 

Le politiquement correct mettrait ainsi en place un carcan intellectuel que toute expression d'une opinion doit accepter, imposant en fin de compte d'adopter un ensemble d'idées. Pour l'historien américain Jacques Barzun, « le politiquement correct ne proclame pas la tolérance; il ne fait qu'organiser la haine ».

 

Dans les années 2000, le journaliste Éric Zemmour développe l'idée que le refus d'utiliser un langage politiquement correct est criminalisé et condamne la « logique inquisitoriale » qui serait celle des associations antiracistes.

 

Pour le philosophe Dominique Lecourt, le politiquement correct est «une rhétorique de dissuasion», « un moyen d'intimidation qui laisse penser qu'il existerait une pensée unique, une voie droite par rapport à laquelle nous devrions tous être jugés ». Il est devenu, par le biais de lois dites antiracistes ou mémorielles, «un instrument de conquête du pouvoir» utilisée par «des minorités actives bien organisées qui répandent leur conformisme propre ».

 

Une certaine censure ?

 

Les détracteurs du politiquement correct déplorent : « il serait aujourd’hui impossible de s’exprimer librement –et avec franchise– sans qu’une horde de censeurs n’accoure pour taxer de sexisme, de racisme, d’homophobie ou d’antisémitisme le premier qui ose laisser filer la moindre plaisanterie un peu graveleuse sur les femmes, les noirs, les Roms, les homos ou les handicapés ». Cette idéologie dominante des «bien-pensants» «édulcorerait» le langage et mettrait en péril le devoir de vérité et la liberté d’expression. En politique, Nicolas Sarkozy en avait fait l’un des thèmes de sa campagne perdue pour la primaire à droite en 2016. Autres stars parmi ses pourfendeurs: les philosophes Michel Onfray et Alain Finkielkraut, l’éditorialiste Éric Zemmour ou l’écrivain Michel Houellebecq.

 

Défense du politiquement correct

 

Pour ses défenseurs, les essayistes de droite utilisent sans cesse cette expression pour critiquer les visions et analyses de la gauche. Ainsi, le philosophe Jacques Derrida tient le politiquement correct pour un cadre qui fait valoir une éthique et des principes. La critique systématique du politiquement correct serait dangereuse car elle annihilerait toute pensée critique par sa seule force d'intimidation : « Dès que quelqu'un s'élève pour dénoncer un discours ou une pratique, on l'accuse de vouloir rétablir un dogmatisme ou une "correction politique" . Cet autre conformisme me semble tout aussi grave. Il peut devenir une technique facile pour faire taire tous ceux qui parlent au nom d'une cause juste».

 

Selon le sociologue Philippe Corcuff, certains auteurs prétendant parler de façon politiquement incorrecte s'exonèrent par là même d'argumentation : « il suffit de dire que l’on va à l’encontre du supposé "politiquement correct" (par exemple, l’antiracisme) et de prétendus "tabous" (par exemple, l’égalité entre les femmes et les hommes) diffusés par "les médias dominants", sans vraiment d’arguments, de connaissances établies et/ou de faits solidement constatés, pour avoir raison» .

 

Pour le journaliste Jean Birnbaum, qui s'appuie sur l'ouvrage "De quoi Demain" coécrit par Jacques Derrida, l'accusation d'être « bien-pensant », « politiquement correct », est devenue presque automatique pour disqualifier « toute pensée critique », « au prétexte de combattre les abus d'une certaine gauche intellectuelle ». Par ailleurs, toujours selon Jean Birnbaum, « les champions du "politiquement incorrect" sont les rois du prime time » ; « leur posture, qui se prétend rebelle, jouit d'une domination sans partage ».

 

Une novlangue de Bisounours ?

 

Le philosophe Jacques Derrida déplorait notamment une mésinterprétation du terme et regrettait que l’on ait importé ce mot d’ordre ou ce slogan américain pour dénoncer tout ce qui ne plaît pas (car c’est bien ce qui se passe) ou pour accuser d’orthodoxie suspecte et rigide, voire de néo-conformisme de gauche, tous les discours critiques qui invoquent une norme ou rappellent une prescription éthique ou politique.

 

«L’idée de départ des pratiques linguistiques dites politiquement correctes, c’est de redonner du pouvoir à des catégories sociales qui en étaient dépourvues: changer la société. Or, le pouvoir passe aussi par le langage», analyse Anne-Charlotte Husson, blogueuse féministe doctorante en sciences du langage

 

Pierre Bourdieu va d’ailleurs pousser cette logique du discours dans "Ce que parler veut dire" (éd. Seuil, 1982), pour montrer les jeux de pouvoir distillés à travers le langage. En étudiant la langue comme un fait social, à l’inverse des linguistes qui l’ont précédé, le sociologue de la domination montre que tout discours est obligatoirement situé : un individu parle de «la place où il est, où il croit qu’il est, où il croit que l’autre est, où il croit que l’autre croit qu’il est».

 

Décence du discours

 

«Les mots blessent: à partir de là, le politiquement correct, c’est de la prudence qui relève de l’éthique. C’est ce que le sens commun appelle “tourner sept fois sa langue dans la bouche avant de parler”», analyse pour sa part Marie-Anne Paveau, professeur en sciences du langage à l’université Paris XIII. D’ailleurs, le débat public s’en porterait mieux puisqu’on s’éviterait le panorama des dérapages maladroits plus ou moins calculés. Pour elle, c’est même une question de «décence», un concept qu’elle tire du philosophe israélien Avishai Margalit pour qui une société décente est une société qui n’humilie pas ses membres.

 

Ne pas se laisser intimider

 

Pour le psychanalyste Patrick Djian dans "Outrages, insultes, blasphèmes et injures", «la violence de la langue, cette profération jouissive de la parole haineuse, est aussi ce qui souvent permet de suspendre le passage à l’acte violent et constitue un substitut à l’affrontement physique». La violence est donc potentiellement logée en creux de tout discours qui permette de la modérer.

 

Laissons la conclusion à Uli Windisch :  « il faut savoir laisser braire et continuer sans relâche à réfléchir et à analyser de manière aussi libre et indépendante que possible. Personne ne détient la vérité, la vérité absolue, surtout en matière d'analyse des problèmes brûlants et controversés de nos sociétés, mais cela n'empêche pas de se fixer comme objectif une vérité approchée, progressive, difficile à atteindre, et surtout à défendre contre la bien-pensance ronronnante, tout en sachant que la vérité définitive est inatteignable dans les domaines sociaux et politiques. La bien-pensance a des côtés agréables, car penser, analyser, rechercher, comparer, approfondir… sont des opérations qui prennent du temps, qui sont exigeantes et coûteuses. Approuver, en revanche, le politiquement correct, paraître par exemple inconditionnellement «ouvert», «progressiste», «généreux», «béatement anti-raciste», tolérant jusqu'à plus soif, est si facile et très simple, verbalement en tout cas. C’est si gratifiant et valorisant qu’il est difficile d’y résister. D'autant plus lorsque la moindre nuance dans l’analyse comporte le risque d’opprobre généralisé. »


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

 

Politiquement correct, wikipedia

 

«Le politiquement correct, ça marche! », Florian Bardou , slate.fr, 23.08.2017

 

«Le politiquement correct favorise le retour de toutes les violences», Dominique Lecourt, entretien dans le figaro vox, 21.10.2016

 

«Le politiquement correct et comment y remédier», Uli Windisch, Les observateurs.ch, 29.01.2012

 

«Le politiquement correct à toutes les sauces», Marion Rousset , Le Monde Culture et idées, 22.05.2015

 

«D’une blague de gauche à l’offensive de l’ultra-droite: aux origines du politiquement correct», Florian Bardou, slate.fr, 25.11.2017

 

« Dans les médias et la cité » : recueil d'interventions publiques et médiatiques 1980-2005,Uli Windisch, Éd. Age d'Homme, 2005.

 
     

     
 
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