La post-vérité est-elle en marche ? (9) Idéologie, sciences sociales et débats

Banc Public n° 265 , Février 2018 , Frank FURET



Pour André Perrin, il faut vraiment être «blindé» et très déterminé pour nager à contre-courant; à quoi bon entreprendre jusqu’à 20 ans d’études pour finalement embrasser le dernier prêt-à-penser ou sottisier venu? Ou courir après celui qui gueule le plus fort au coin de la rue? Il est frappant de constater à quel point les facultés analytiques peuvent facilement se dégrader en affirmations idéologiques et devenir un ersatz de pensée.

Dégradation de la critique

 

Pour Perrin, la critique, activité en réalité noble et exigeante par excellence, s’est peu à peu dégradée en une sorte de simple dénonciation–délation, facile et méprisante, voire haineuse. Cela est assez fréquent aussi bien dans les sciences sociales que dans le journalisme.

 

Depuis quelques années, l’analyse dite critique a trop souvent pris l’allure du fameux «politiquement correct», cette forme de prêt-à-penser qui se voudrait critique mais qui ne l’est guère. Pour Perrin, il faut donc urgemment une critique des «critiques», une critique des pseudo-critiques engoncés dans le corset des multiples formes de la bien-pensance envahissante. Cette nouvelle tâche est plus rude qu’il n’y paraît : plus une analyse devient simple, simpliste et caricaturale, plus elle devient arrogante et prétentieuse.

 

Une rage dénigrante

 

Une des règles de base de toute analyse simpliste, que ce soit en politique, dans le journalisme ou en sciences sociales, consiste en effet à tenter de dénigrer, de ridiculiser, d’intimider, de culpabiliser ceux qui pensent tout simplement autrement, ceux qui ne se contentent pas de se conformer à la bien-pensance ambiante. Pourquoi cette rage dénigrante? Parce que ceux qui essaient de penser autrement - en fait de penser tout simplement - sont une vraie menace pour cette bien-pensance, et cela en dévoilant la nature profonde de cette dernière. Cette indigence de la pensée doublée d’arrogance, (c’est toujours la disqualification qui est recherchée), continue Perrin, possède néanmoins, encore et toujours, une faculté d’intimidation étonnante. La bataille des idées, dans une telle situation, est nécessairement rude; si, pour Perrin, ce qu’il appelle la « bien-pensance » est aussi tenace, c’est parce que, pour cette bien-pensance, c’est sa propre survie qui est en jeu.

 

L'esprit de recherche

 

L'esprit de recherche ne se laisse pas intimider par la bien-pensance ambiante et le politiquement correct qui nous amènent toujours à nous demander ce qu'il faut dire ou écrire pour recueillir l'approbation de nos collègues et de ceux qui pensent comme nous. Dès que l'on se pose ce genre de questions, on n'est plus libre, on devient hésitant; notre capacité d'analyse, de faire ressortir des aspects et éclairages nouveaux, est alors inhibée. Etonnant phénomène que cet effort d'auto-mutilation volontaire. La peur d'être critiqué ou dénigré est une chose, mais le pire réside dans les effets pervers qu’elle produit : les publics auxquels on s'adresse sentent ce phénomène et perdent confiance dans les médias et les sciences sociales, qu'ils soupçonnent alors de vérité distordue et arrangée idéologiquement. Cela ne peut engendrer que doute et perte de crédibilité.

 

En quoi consiste encore cet esprit de recherche? Il peut sembler naïf ou élémentaire de vouloir énumérer quelques-unes des qualités et compétences nécessaires. L'opération mérite d'être tentée, sans prétention à l'exhaustivité. L'esprit de recherche s’oppose en premier lieu à l'état d'esprit idéologique et nécessite des qualités parmi les plus contradictoires. Même si elles sont censées être largement connues je m’en répète constamment quelques-unes à moi-même : à la fois rigueur, exactitude et précision dans la vérification; rapidité pour saisir les idées les plus audacieuses et longue patience dans leur élaboration; capacité d’analyse détaillée et de synthèse; esprit positif de soumission aux faits et aptitude au doute et à la critique, capacité à exploiter la fécondité de l’erreur; les progrès de la connaissance contredisent les inerties des représentations stéréotypées; l'esprit de libre examen, d’indépendance; l'imagination, l'audace, l'originalité, l'inventivité, la curiosité, la créativité, le travail prolongé, approfondi et souvent solitaire, etc.

 

Ces qualités devraient être présentes aussi bien dans les sciences sociales que dans le journalisme. Ces deux domaines professionnels, qui cherchent tous deux à mieux comprendre et à expliquer les réalités sociales, culturelles et politiques, pourraient d'ailleurs collaborer bien davantage afin d'apporter encore plus de connaissances et de propositions de solutions aux gigantesques problèmes de nos sociétés actuelles.

 

Science ou idéologie ?

 

Essentielle pour le scientifique, la vérification est une préoccupation étrangère à l’idéologie; l’idéologie est certitude, affirmative, apodictique; les principes de base d’une idéologie sont et doivent être hors de portée de la vérification. Le problème de la vérification ne se pose même pas.

 

Le poser reviendrait à faire apparaître l’idéologie en tant qu’idéologie; si la science procède par tâtonnements, l’idéologie affirme et nie de façon absolue; le doute lui est étranger. Aux multiples nuances, réserves et précautions de la science, l’idéologie oppose la simplicité et la systématicité; aux faits, l’évidence et le bon sens; aux aspects contradictoires de la réalité, la cohérence; à la précision, la généralité; au contrôle, la répétition de certitudes premières; au langage froid de la science, des mots évocateurs et des notions fortement chargées du point de vue affectif. Le langage idéologique est connotatif et non analytique; les mots sont évocateurs, figuratifs, suggestifs, prestigieux, émotionnels; le caractère sacré et l’aspect moral en sont deux autres traits; si la science affronte l’inconnu, l’idéologie le réduit; l’idéologie fonctionne suivant le schéma du juste et du faux, du Bien et du Mal, du Même et de l’Autre; l’Autre étant nécessairement inférieur, voire immoral. L’aspect moral d’une idéologie permet à la fois de louer et de condamner; l’idéologie dépasse et transcende la réalité. Elle relève également du domaine de l’imaginaire.

 

Si l’idéologie a un impact aussi puissant et peut entraîner des adhésions aussi totales, fanatiques, c’est précisément parce qu’elle touche à tous les aspects de la vie des individus et des groupes.

Il n'y a pas d'un côté LA Vérité, LA Science et de l'autre les ténèbres de l'idéologie. La vérité ne peut être qu’approchée. Elle devient une préoccupation constante, la ligne de mire, même s'il n'y a pas de vérité absolue. Autre idée guide: traquer systématiquement l’état d'esprit idéologique afin d’en être plus conscient et mieux armé pour lutter contre cette déformation si tentante. L'esprit de recherche et l'esprit idéologique ne constituent pas pour autant deux univers incommensurables, totalement étanches l'un à l'autre. Cela n'interdit pas non plus un point de vue, une prise de position. On doit pouvoir être mu par l'esprit de recherche, et réussir néanmoins à être intéressant, vivant et passionnant.

 

Connaissance et propagande

 

Pour Paul Claval, l'idéologie corrompt la connaissance scientifique en orientant ses développements dans le sens des intérêts de tel ou tel groupe. Parmi les fonctions de l'idéologie, ralliement, justification, voilement, désignation des objectifs et perception simplifiée du réel, toutes peuvent trouver un aliment et une base dans la connaissance scientifique. Pour ceux qui acceptent ces analyses, l'idéologie est bien souvent embusquée derrière la science. Ainsi, les valeurs qu'elle mobilise, les passions qui l'animent et les intérêts qu'elle sert cessent d'être visibles. L'idéologie voit du même coup sa puissance renforcée, puisque la manipulation qu'elle réalise devient à peu près indétectable. Il est certain que la tentation est grande pour les hommes politiques, pour les propagandistes ou pour les militants d'utiliser les résultats scientifiques dans le sens de leur engagement et de taire ou de dévaloriser les résultats qui ne vont pas dans le sens de ce qu'ils réclament. Parmi les sciences sociales, toutes ne sont pas exposées de la même manière à cette exploitation idéologique. Le tableau des liaisons dangereuses que dresse Jean Baechler, professeur de sociologie historique à la Sorbonne, insiste sur les rapports entre libéralisme et sciences politiques, entre socialisme et économie, entre biologie et fascisme (au moins dans sa version nazie). Mais le fascisme, comme le socialisme ou le nationalisme, s'appuie aussi volontiers sur l'histoire. Quoique Baechler ne la mentionne pas, la liaison de la géographie et du nationalisme est également évidente. La territorialité peut être aussi un des aliments du fascisme (l'espace vital), voire de certains socialismes.

 

Une éthique de la discussion

André Perrin remarque : «l'intimidation trouble la vie intellectuelle dans la mesure où elle impose une forme de débat qui ne correspond pas aux exigences d'une véritable éthique de la discussion». Dans un débat entre intellectuels, on n'a pas affaire à des adversaires ni à des ennemis. On a en face de soi des interlocuteurs. En quoi ce débat consiste-t-il? A rechercher ensemble une vérité sous l'autorité de la raison, qui est, pour lui, égale en chacun et en tous.

 

Ainsi l'éthique de la discussion exigerait-elle un présupposé à l'égard de cet interlocuteur: «qu'il puisse avoir raison, et apercevoir des choses qui nous échappent, ne serait-ce que momentanément». Mais le climat actuel reste dominé par une «philosophie du soupçon qui présuppose exactement l'inverse : que l'autre ne peut être animé que par des motivations basses, des passions tristes, qu'il ne peut poursuivre que des objectifs méprisables». Ainsi a-t-on «substitué l'ordre de la morale à l'ordre de la connaissance, la division du bien et du mal à la division du vrai et du faux. On n'a plus en face de soi un interlocuteur que l'on pourrait aider, mais un ennemi qu'il importe d'abattre», estime Perrin.

Mais d'où ce mal provient-il? «L'emprise du marxisme chez les intellectuels français dans la deuxième moitié du XXe siècle a joué certainement un rôle important», estime Perrin: «l'habitude de renvoyer les thèses de quelqu'un à son appartenance et ses intérêts de classe a créé des mécanismes intellectuels qui n'ont pas disparu». Nombre de "penseurs" ne sont plus habitués aux efforts mentaux, à l’écoute de la parole des autres, à l’agilité mentale qui nous fait pénétrer dans le monde des raisonnements.

 

«Une analyse, digne de ce nom, de problèmes politiques», conclut Perrin, «devrait se distinguer par sa puissance et sa capacité à faire comprendre de manière plus complète et complexe de tels problèmes; par le fait qu'une telle compréhension plus fondamentale laisserait déjà entrevoir un univers de possibles, des éléments de solution. Ce qu'il faut, ce n'est pas une contre-pensée caricaturale, "de droite" par exemple, mais une véritable bataille des idées, sans tabous, une bataille riche, fondamentale, approfondie, contradictoire, à la hauteur de l'immensité, de la complexité et de l'urgence des problèmes qui menacent l'équilibre même de nos sociétés».


Frank FURET

     
 

Biblio, sources...

"Savoir écouter le silence des intellectuels", Jean-Luc Nancy, Libération, 22 septembre 2015

 

"Le débat intellectuel français est-il un champ de ruines?", Le Monde, 11 juillet 2016

 

"Les intellectuels nous aident-ils (encore) à penser?" Béatrice Bouniol et Bernard Gorce, La Croix, 19 octobre 2015

 

"Intellectuels. Qu'en reste-t-il en France?", Jean Bothorel, Le Télégramme, 28 juin 2015

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